Cours du 30 novembre 2011

 

L'islam contemporain (début)

 

Le choc colonial 

Bonaparte ouvrit l'ère du colonialisme occidental ( 1798-1962) par son expédition en Egypte (1798-1801).

Au début du 20ème s., c'est l'ensemble du monde musulman qui est tombé sous la domination européenne, soit française, soit anglaise.

Les expansions coloniales furent d'abord perçues par les musulmans comme de nouvelles croisades contre leur pays. Elles déclenchent des réactions de défense, en ordre dispersé, sans coordination, sans grande efficacité devant la puissance offensive des Européens.

La résistance est menée par des méthodes militaires archaïques, souvent par des hommes qui se  placent sous la bannière de la foi, après l'effondrement des structures politiques locales: marabouts, chérifs (qui se réclament de la descendance su Prophète), mahdi-s (fondateurs de courants messianiques comme au Soudan). Tous se dressent un peu partout pour prêcher le réarmement moral de la Communauté, le retour aux sources de la foi, et la restauration de la Tradition du Prophète comme voie de salut pour les musulmans.

Beaucoup interprètent les échecs historiques du monde musulman comme un avertissement, sinon comme un châtiment divin. Dans les milieux réformateurs, on réfléchira sur la situation à la lumière d'un verset coranique fameux  (Coran 13.11): "Dieu ne changera pas la condition d'un peuple tant que celui-ci ne changera pas ce qui est en lui-même"..Ils en tirent les conclusions suivantes:

1) Si les musulmans connaissent un sort défavorable, c'est qu'ils ont démérité par un changement dans leur comportement individuel et collectif au regard des exigences fondamentales de la Révélation.

2) Le salut résidera dans un changement qui les rende aptes à mériter la grandeur et le bonheur auxquels ils aspirent.

Durant l'époque coloniale, les prédicateurs mettent donc l'accent sur le principe de la nécessaire régénération morale et politique de l'islam.

De ce choc avec l'occident sont nés cinq grands courants:

1)  Le courant laïciste avec, notamment,  Kemal Atatürk en Turquie, le parti Baas de Michel Aflaq en Syrie et en Irak . Ce courant est encore aujourd'hui au pouvoir en Turquie, en Syrie,  Irak et en Egypte.

2) Le courant réformiste  ou moderniste, dit salafiyya (Jamâl ed-dîn al-Afghânî, Mohammed Abduh, Rachîd Ridâ) 

3) Le courant intégriste radical avec les Frères Musulmans de Hassan al-Bannâ et l'idéologue   Sayyid Qutb

4) Le courant fondamentaliste piétiste: le wahhabisme en Arabie saoudite ou salafiste  (à ne pas confondre avec le n° 2: le corant réformiste ou moderniste dit salafiyya)

5) L'islam djihadiste.

 

1) Le laïcisme

Les tentatives de laïcisations commencèrent en Turquie par la promulgation le 3 novembre 1839 d'une ordonnance 'l'ordonnance de 1839) qui proclamait pour la première fois l'égalité devant l'Etat de tous les sujets de l'empire ottoman, quel que soit leur religion.

La Constitution fut promulguée le 24 décembre 1876: égalité de tous les ottomans devant la loi, quelle que soit leur confession, accès de tous les ottomans, quelle que soit leur religion , à la fonction publique. Création de deux Chambres: un sénat nommé par le sultan et une chambre des députés élus sans considération confessionnelle.

Les réformes qui suivirent furent encore plus radicale.

- Le califat est aboli le 3 mars 1924 par Mustafa Kemal Atatürk.

- La charia est abolie et remplacée par le code civil suisse

- Les confréries religieuses (soufies) furent abolies (pour passéisme)

- interdiction de porter en public des vêtements "religieux" (turban pour les hommes, voile pour les femmes)

- adoption du calendrier grégorien et repos le dimanche

- l'enseignement de type religieux traditionnel est remplacé par un enseignement moderne et neutre

- l'alphabet arabe est remplacé par l'alphabet latin.

La réforme kémaliste fut un fait considérable non seulement pour la Turquie, mais pour l'ensemble du monde musulman. Un peut partout dans le monde musulman  des réformes furent introduites à des degrés variables pour::

- développer un enseignement de type occidental

- améliorer la condition de la femme.

L'idée se répand de plus en plus que l'Etat devait se séparer de la religion, d'où une floraison d'idéologies nationalistes (nassérisme, Baas, révolution algérienne) qui vont chercher dans la race, la langue ou la volonté nationale des principes d'union que la religion ne fournissait plus.

Mais il y a plus encore: le laïcisme et le criticisme occidental ont amené des musulmans et même parfois des docteurs de la Loi à s'interroger sur les conditions dans lesquelles l'idéal islamique s'était lui-même constitué et imposé.

L''exemple le plus significatif est le brillant essai que publia en 1925 le cheikh 'Alî 'Abd ar-Râziq sur " l'islam et les fondements du pouvoir" (al-islâm wa usûl al-hukm). L'auteur y soutenait des thèses aussi révolutionnaires que celles selon lesquelles il n'y a jamais eu d'Etat islamique même du vivant du Prophète, que la religion musulmane n'avait rien à voir avec la forme d'Etat qui était apparue, que cette forme d'Etat ne devait donc pas être imposée et que le choix par les croyants du gouvernement auquel ils entendaient être soumis dépendait de leur libre décision.

Cet important ouvrage peut être lu dans une excellente traduction française: Ali Abderraziq, L’islam et les fondements du pouvoir, Editions La Découverte/CEDEJ, Paris, 1994

 

2) Le mouvement "moderniste" ou salafiyya:

 Jamâl ad-dîn al-Afghânî ((1839-1897)

Mohammed 'Abduh (1843-1905)

Rachîd Ridâ (1865-1935)

 

Jamâl  ad-dîn al-Afghânî (1839-1897) et le panislamisme révolutionnaire

 JDA était d'origine persane ou afghane. Il fut formé en philosophie à l'école d'Ibn Sînâ  (Avicenne).

Son enseignement

Un cours à Istanbul où il semble avoir mis sur le même plan philosophie et prophétie (doctrine hérétique pour l'islam traditionnel !) le contraignit à s'exiler en Egypte, au Caire, à partir de 1871, pour 8 ans, où il enseignait dans sa propre maison la théologie, la jurisprudence, la mystique et la philiosophie.

Mais à côté de cela, il enseignait aussi le danger de l'intervention européenne, la nécessité de l'unité nationale pour y résister, la nécessité d'une unité plus large de tous les peuples islamiques (panislamisme), la nécessité d'une constitution pour limiter les pouvoirs du souverain.

Puis il fut expulsé d'Egypte en Inde, puis à Paris à partir de 1884.

Sa doctrine

Le problème centra de JDA était:  comment rendre leur vitalité aux pays musulmans menacés par l'expansion européenne ? En persuadant les musulmans de comprendre correctement leur religion et de vivre en accord avec ses enseignements. S'ils agissaient ainsi les pays musulmans pouvaient résister à l'agression occidentale.

Il n'y avait pas chez JDA une hostilité foncière vis-à-vis de l'Europe. La grandeur de la civilisation islamique, on pouvait la restaurer, pensait-il, en acceptant les fruits de la raison que constituaient les sciences modernes nées en Europe, mais aussi,  plus fondamentalement en restaurant l'unité de la Communauté musulmane. Il appelait aussi à la réconciliation entre sunnites et chiites.

Il se faisait l'avocat d'une conférence générale des souverains islamiques à Istanbul qui devaient discuter d'intérêts communs et en particulier déclarer le djihâd contre l'agression occidentale. 

Il n'appartenait pas à la majorité des penseurs musulmans de l'époque qui étaient quiétistes, qui pensaient certes qu'il fallait protester contre l'injustice, mais finalement se soumettre. JDA professait plutôt le droit à la révolte face à l'agression.

La régénération de l'islam devait venir, selon lui, par un retour au pur islam. Mais qu'est-ce que le vrai islam ?

1) D'abord la croyance en un Dieu transcendant, créateur de l'univers.

2) L'islam est foi en la raison. Il encourage les hommes à utiliser librement leurs capacités intellectuelles, avec la certitude que ce qu'ils vont découvrir n'est pas en contradiction avec les vérités révélées de l'islam. L'islam est la seule grande religion qui libère l'esprit humain des illusions et des superstitions, contrairement au christianisme qui est en opposition avec la raison. En cela il reprend les critiques de Renan (qu'il a connu à Paris) contre le christianisme.

Ceci a des implications exégétiques. La raison doit être utilisée pleinement pour l'interprétation du Coran. Si le Coran semble être en contradiction avec ce qui est actuellement connu, c'est qu'il est en avance sur les découvertes scientifiques ou avec l'évolution de la raison. Le Coran fait maintes allusion à des choses qui ne pouvaient pas être expliquées jadis parce que l'esprit humain n'y était pas prêt. Maintenant que l'esprit humain a atteint sa pleine dimension, il est capable de découvrir le sens de ces allusions. Par ex.: le Coran contient des allusions cachées à la science moderne, les chemins de fer, l'électricité. Pour la première fois ces passages peuvent être compris.

Mais qui interprète le Coran ? Toute personne est capable d'interpréter le Coran, pourvu qu'elle ait une connaissance suffisante de l'arabe, soit saine d'esprit et connaisse la tradition des Anciens, les salaf (d'où le nom de salafiyya donné au mouvement réformiste musulman), les premières générations des fidèles gardiens du message du Prophète.

3) Islam signifie activité. La véritable attitude du musulman n'est pas celle d'une résignation passive devant tout événement perçu comme venant de Dieu. L'homme est responsable de ses actes devant Dieu, il est responsable du bien-être de la société, ses échecs sont ses propres échecs, et sont évitables. Tout cela ce sont des leçons du Coran, et toujours à nouveau JDA cietra ce verset du Coran qui lui semble résumer le tout: Dieu ne modifie rien en un peuple avant que celui-ci ne change ce qui est en lui (Coran 13.14).

L'activité humaine doit donc aussi être dirigée vers le bonheur et le succès dans ce monde, et non seulement vers le bonheur et le succès dans l'Autre monde comme l'enseignent les théologiens traditionnalistes.

Le disciple le plus proche et le plus célèbre d'Afghânî fut Mohammed Abduh.

 

Mohammed 'Abduh: le "Réformateur du siècle"

 Mohammed 'Abduh (MA) orienta le réformisme dans une voie ennemie de toute violence. Pour MA, les musulmans devaient chercher le secret de émancipation non dans les aventures de al violence, mais dans un puissant effort sur eux-mêmes. Il incita les musulmans à s'ouvrir largement à la civilisation européenne tout en restant fermement attachés à leur religion.

En 1899 MA devint Grand Mufti d'Egypte. Il était donc à la tête  de tout le système législatif.

Le pont de départ de sa pensée a été, comme celui d'Afghânî, le problème de la décadence interne de l'islam, la  nécessité d'une revitalisation interne, d'une renaissance. Il était hanté par les premiers signes d'apparition d'une société duelle. Depuis les reformes de Mohammed Ali et d"Ismaïl Pacha, de nouveaux codes de loi avaient été adoptés, de nouvelles écoles créées, tous deux d'après le modèle européen, donc danger de la division de la société en deux sphères sans réel lien entre elles: 1) une sphère en dépérissement où les principes moraux et juridiques de l'islam prévalait, et 2) une autre où c'étaient les principes dérivés de considérations d'utilité publique, sur le modèle européen, qui prévalaient.

MA avait une très vive admiration pour les institutions européennes,  mais il ne pensait pas qu'il était possible de transplanter purement st simplement les lois et les institutions de l'Europe en Egypte. Des lois transplantées  sur un autre sol ne fonctionnent pas de la même manière que sur le sol d'origine; elles peuvent même faire empirer les choses. L'Egypte risquait donc de devenir une société sans loi.

De la même manière, il y avait deux systèmes d'éducation séparés en Egypte. 1) D'un côté, les antiques institutions religieuses avec al-Azhar à leur tête, 2) de l'autre, les écoles modernes sur le modèle européen, établies soit par les missions étrangères, soit par le gouvernement. Entre ces deux systèmes, il n' y avait pas non plus de relation. 1) Leds écoles religieuses souffraient de maux tels que la stagnation et l'imitation servile. D'une certaine manière, elles enseignaient certes la religion, mais une religion figée, sclérosée, et non les sciences nécessaires pour vivre dans le monde moderne. 2) Les écoles des missions européennes, consciemment ou non, rapprochaient les élèves de la religion de leurs maîtres. Et le fait d'étudier dans une langue étrangère et selon un curriculum étranger rendait les élèves dépendant d'une nation étrangère et les aliénait à leur propre nation. 3) Quant aux écoles d'Etat, elles cumulaient les vices des deux. Elles étaient des imitations des institutions étrangères, avec cette différence que, tandis que les écoles des missions enseignaient le christianisme, les écoles d'Etat n'enseignaient aucune religion du tout, ou la religion d'une manière purement formelle, et en conséquence aucune morale sociale ou politique.

L'ambition de MA était donc d'essayer de combler le fossé qui risquait de diviser la société islamique en deux, et de tenter de jeter une passerelle entre les deux mondes. Mais il était conscient que cela ne pouvait pas se faire par un simple retour au passé. Il fallait passer par l'acceptation du changement imposé par l'Europe, mais en reliant ce changement aux principes de l'islam, de façon à ce que ce ne soit pas un changement sauvage. Cela ne voulait évidemment pas dire que l'islam devait approuver tout ce qui était accompli au nom du progrès, et que  la tâche des nouveaux oulémas qu'il entendait former était simplement de légitimer un fait accompli. L'islam tel que MA le concevait était unprincipe de contrôle: il devait permettre aux musulmans de distinguer, parmi les changements proposés, ce qui était bon de ce qui ne l'était pas..

Concernant la charia, MA distingue entre les éléments cultuels (les 'ibâdât, les cinq piliers de l'islam) et les mu'âmalât (les règles sociales). Les règles du culte ont été fixées pour l'éternité par Dieu dans le Coran et sont donc immuables. Par contre les mu'âmalât peuvent faire l'objet d'un aggiornamento en fonction du siècle.

 

 Pour aller plus loin:

Henri LAOUST, Les schismes dans l'islam, Payot

Farhad Khosrokhavar, L’islam des jeunes, Paris, Flammarion, 1997

Alain Greshy, Tariq Ramadan, L’islam en questions, Sindbad, Actes Sud, 2000

Xavière Remacle, Comprendre la culture arabo-musulmane, Petite Bibliothèque de la Citoyenneté, Bruxelles, 1997

Jean-Jacques Schmidt, Vers une approche du monde arabe, Qu’est-ce que le monde arabe ? L’essentiel de l’Islam . Comment se comporter dans le monde arabe ? Préjugés et vérités sur le monde arabe, Editions du Dauphin, Paris, 2000

Anne-Marie Brisebarre, La Fête du mouton, Un sacrifice musulman dans l’espace urbain, CNRS Editions, Paris, 1998

Adnan Haddad, Pourquoi l’Islam, Introduction historique à l’islam et étude socio-théologique, Sedes, Paris, 1987

Luc Barbulesco, Philippe Cardinal, L’Islam en questions, Vingt-quatre écrivains arabes répondent, Grasset, Paris, 1986

Olivier Carré, L’utopie islamique dans l’Orient arabe, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1991

Jean-Paul Charnay, Lettre désolée à un ami arabe, Paris, Maisonneuve et Larose, 1994

Ali Abderraziq, L’islam et les fondements du pouvoir, Editions La Découverte/CEDEJ, Paris, 1994

Mohamed Talbi, Plaidoyer pour un islam moderne, Céres, Desclée de Brouwer, Tunis, Paris, 1998

H'mida Ennaïfer, Les commentaires coraniques contemporains, analyse de leur méthodologie, Etudes Arabes n° 93, Coll. Studi arabo-islamici del PISAI n° 10, Pontificio Istituto di Studi Arabi et d'Islamistica, Rome, 1999

Abul A’la Maudoudi, Comprendre l’Islam, Paris, AEIF Editions, 1999

Mohammed Arkoun, L'Islam, morale et politique, Desclée de Brouwer

Mohammed Arkoun, Lectures du Coran, Maisonneuve et Larose

Mohammed Arkoun, Pour une critique de la raison islamique, Maisonneuve et Larose