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La sourate Al-mâ'ida à la lumière de l'histoire comparée des religions
Viviane COMERRO
I. - Coran : le verset 3 de la sourate 5 al-mâ’ida
Il est un verset du Coran [5,3] auquel les musulmans, depuis le témoignage des plus anciennes traditions conservées, ont accordé et accordent encore aujourd’hui une grande importance et qui est répété chaque année au moment du pèlerinage, le jour de ‘Arafat. Ce verset dit ceci : " [...] En ce jour j’ai parachevé pour vous votre religion - dîn - et accompli sur vous ma grâce/mon bienfait - ni`ma -, et j’ai agréé pour vous la soumission - islâm - comme religion - dîn - [...] Cette déclaration solennelle est placée par les différentes traditions de la première époque exégétique dans le cadre du dernier pèlerinage du prophète Muhammad. Selon la majorité des premiers commentaires exégétiques, il aurait reçu cette révélation sur le mont `Arafat au moment où il exhortait la foule assemblée autour de lui. Rappelons qu’en ce même temps et en partie en ce même lieu sont situées les courtes harangues et exhortations qu’il aurait prononcées alors et que la tradition présentera par la suite sous la forme plus élaborée de ce qu’on appelle " le discours d’adieu ". Comment a été compris ce verset par les traditions anciennes Les relations transmises par le commentaire de Tabarî suivent l’organisation tripartite du verset : 1) " J’ai parachevé pour vous votre religion " : le sens du mot " religion " a été compris de deux façons, qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre : - la " religion " est l’ensemble des prescriptions - farâ'id -, des sanctions légales - hudûd-, des commandements- amr -, des interdictions - nahy -, de ce qui est licite - halâl - et de ce qui est illicite - harâm -, contenu dans la révélation transmise par le prophète Muhammad. - la " religion ", c’est ici essentiellement le pèlerinage, autrefois rite païen, et qui est désormais réservé exclusivement aux membres de la nouvelle communauté. L’espace sacré autour du temple de la Mekke devient interdit à tout autre qu’eux. 2) " J’ai accompli sur vous ma grâce/mon bienfait - ni`ma - : cette phrase est comprise comme exprimant la victoire sur les ennemis polythéistes - mushrikîn - et leur expulsion définitive de l’espace sacré autour du temple. 3) " J’ai agréé pour vous l’islâm comme religion " : le mot islâm qui qualifiera la nouvelle religion, est compris ici dans son sens originel de soumission et d’obéissance dues à Dieu par le fidèle. Enfin, pour en terminer avec les traditions autour de ce verset et qui en accusent le caractère solennel, il est rapporté que les juifs, ou, d’une façon plus générale, les " gens de l’Ecriture ", auraient dit à `Omar, deuxième successeur de Muhammad [m. en 644 / 23] : " Si un tel verset nous avait été révélé, nous aurions fait de ce jour un jour de fête ". Et `Omar de répondre que le verset avait été révélé un vendredi, le jour de `Arafat, ce qui réunit en un seul deux jours considérés par les musulmans comme des jours de fête. Voilà donc la nouvelle communauté située, dans son organisation, en face des communautés concurrentes des juifs et des chrétiens, établie dans son statut propre, avec un centre religieux, le temple de la Mekke, un corpus de prescriptions rituelles codifiées dans un Livre et des jours de fête. Le verset 3 dans son entier. Je n’ai cité plus haut qu’un fragment du verset 3 ; mais ce fragment fonctionne bien comme une unité textuelle car c’est sous cette forme réduite qu’il est le plus souvent répété. Voici le verset 3 dans son entier : " Vous sont interdits : la bête morte, le sang, la viande de porc, ce sur quoi on aura invoqué, en l’égorgeant, le nom d’un autre que Dieu, la bête morte par étouffement, assommée, des suites d’une chute ou d’un coup de corne, mangée par des fauves, à moins que vous ne l’ayez égorgée, et ce qui a été immolé sur les pierres dressées, et de faire entre vous le partage en tirant au sort avec des flèches : tout cela est pour vous impiété. En ce jour les mécréants désespèrent [de vous dissuader] de votre religion. Ne les craignez donc pas mais craignez-moi ! En ce jour j’ai parachevé pour vous votre religion, j’ai accompli sur vous ma grâce/mon bienfait - ni`ma - et j’ai agréé pour vous la soumission - islâm - comme religion. Quiconque [contreviendra à ces interdictions] contraint par la faim et non par intention délibérée de commettre une faute : Dieu est vraiment celui qui pardonne et qui fait miséricorde ". Ce n’est pas le lieu de se demander ici à quel type d’unité textuelle correspond ce qui est appelé un verset coranique. Je prendrai celui cité ici comme résultat d’une décision de la part des rédacteurs du Coran. Remarquons que notre fragment est inséré, par cette décision, dans un cadre rituel. Le verset 3 remplira donc pour nous la fonction d’un contexte proche, dans lequel le fragment que la tradition a privilégié prend sa place. Ce verset 3 lui-même s’insère dans une unité textuelle plus large constituée par les versets 1 à 6, qui tracent le cadre général des prescriptions concernant la pureté rituelle relative au pèlerinage, à l’alimentation, à la vie sexuelle, à la prière. Analyse du verset dans son contexte. Prendre en compte le contexte proche qui est celui des prescriptions alimentaires et, d’une façon plus générale, celui du cadre des prescriptions rituelles, ne signifie pas atténuer le caractère solennel du " parachèvement de la religion " tel qu’il est proclamé; mais cela permet de souligner ce que le texte coranique met déjà en évidence et que les traditions rapportées par ¼abarÝ explicitent, à savoir: 1) le mot " religion " fonctionne principalement comme un ensemble de prescriptions définies comme ce qui est licite et illicite; 2) il est remarquable que le parachèvement de la religion soit annoncé au milieu d’un verset qui concerne les interdits alimentaires en particulier; 3) les versets qui précèdent concernent également les interdits alimentaires [v.1] ou des prescriptions liées à la pratique du pèlerinage [v.2]; 4) les versets qui suivent concernent encore une fois des prescriptions alimentaires, auxquelles s’ajoutent la licéité, pour les croyants de la nouvelle communauté, de la nourriture des gens de l’Ecriture [v. 4 et 5]. dans le verset 5 sont énoncées les règles de la licéité en matière sexuelle : sont permis les mariages avec des " croyantes ", ainsi qu’avec des femmes appartenant aux communautés des gens de l’Ecriture. 5° le verset 6 définit les rites concrets et les circonstances des ablutions qui permettent l’accomplissement de la prière : les ablutions sont présentées comme une purification de la part de Dieu et, à nouveau, comme " l’accomplissement de sa grâce/de son bienfait ".
Notons qu’il s’agit, dans ces versets, de la purification de toute souillure physique. On peut distinguer deux formes de souillure : une première forme est liée au fonctionnement naturel du corps (excrétion, perte séminale, menstrues, rapports sexuels, etc.); elle est effacée par les ablutions rituelles. Une seconde forme plus fondamentale est liée à la consommation d’aliments impurs et aux infractions aux normes de la vie sexuelle (sexualité hors mariage, unions avec des femmes polythéistes); elle ne peut être effacée par les ablutions rituelles. Cet ensemble de prescriptions a une importance religieuse décisive au point que le verset 3 et le verset 6 de notre sourate utilisent à leur propos une formule identique : " J’ai parfait/accompli sur vous ma grâce/mon bienfait ".
Nous avons là un ensemble bien caractéristique de la nouvelle religion : un temple et l’institution d’un pèlerinage, des interdits alimentaires, des règles concernant la vie sexuelle et des ablutions rituelles purificatrices, la communauté naissante se démarquant par rapport aux communautés qui l’ont précédée grâce à cet ensemble rituel.
Le verset 3, les commandements noachiques et le décret apostolique. Dans un long article publié en 1981 sur le " décret apostolique ", Marcel Simon, qui fut, à Strasbourg, doyen de la Faculté des Lettres et directeur de l’Institut des Sciences de la Religion, s’est intéressé à l’influence du décret apostolique sur la formulation des interdits alimentaires de l’islam. Dans l’histoire du christianisme primitif, on appelle " décret apostolique " une décision de l’Eglise de Jérusalem, sous la conduite de l’apôtre Jacques, concernant les obligations rituelles imposées aux nouveaux convertis issus du paganisme. Cette décision est rapportée dans les Actes des Apôtres [15, 19-20] comme suit : En traduction littérale : " Cest pourquoi moi - dit Jacques - je décide de ne pas susciter des ennuis à ceux des païens se convertissant à Dieu, mais de leur demander par écrit de s’abstenir des souillures des idoles et de la fornication et de l’étouffée et du sang ". En traduction littéraire : " C’est pourquoi je juge, moi, qu’il ne faut pas tracasser ceux des païens qui se convertissent à Dieu. Qu’on leur mande seulement de s’abstenir de ce qui a été souillé par les idoles, des unions illégitimes, des chairs étouffées et du sang ". Le problème qui se posait alors était celui de l’admission et de la reconnaissance des convertis venus du paganisme, dans une église primitive issue d’un milieu juif toujours fidèle aux prescriptions de la Torah. Que fallait-il exiger d’eux en matière d’obligations rituelles ? Or, il existait dans le cadre de la jurisprudence juive une sorte de statut pour les païens sympathisants de la Synagogue : celui de " craignant Dieu ". On entendait par là un non juif monothéiste refusant, contrairement au " prosélyte ", les lourdes obligations rituelles d’une conversion intégrale. Il est fort probable que les quatre recommandations qui figurent dans le décret apostoloque avaient déjà été énoncées par les docteurs juifs en direction de ces sympathisants. En effet, derrière ces recommandations, se profile le texte du Lévitique qui dans ses chapitres 17 et 18, réunit des prescriptions concernant aussi bien " les hommes de la maison d’Israël que les étrangers qui séjournent au milieu d’eux - gerim - ". A ces dispositions premières, d’autres seraient ajoutées pour constituer avec des variantes le corpus des commandements noachiques, codifié ultérieurement par les rabbins dans le Talmud. Mais l’intérêt pour ces commandements est ancien puisqu’on en trouve une attestation dans le livre des Jubilés dont la rédaction remonte sans doute au IIe siècle avant Jésus-Christ : " Durant le vingt-huitième jubilé, Noé commença à édicter aux fils de ses fils les ordonnances, les commandements et tout ce qu’il connaissait (comme) loi " [7, 20]. André Caquot, en note de sa traduction du livre des Jubilés, observe que " la notion de commandements noachiques était commune à l’essénisme et au pharisaïsme, mais que leur nombre et leur liste paraissent avoir variés ". Le décret apostolique, les Pseudo-Clémentines et le Coran.
Marcel Simon estime que le verset 3 de la sourate 5, et également le verset 173 de la sourate 2 qui en est une formulation plus courte, peuvent être rapprochés du décret apostolique par le relais des écrits désignés sous le nom d’Homélies pseudo-clémentines. Il s’agit d’écrits pseudépigraphiques judéo-chrétiens du IVe siècle attribués à Clément troisième successeur de l’apôtre Pierre et évêque de Rome à la fin du Ier siècle. Pierre y est censé avoir donné aux habitants de Sidon les consignes suivantes : " Or voici la religion fixée par Dieu : n’adorer que lui seul et croire à l’unique Prophète de la vérité; recevoir le baptême pour la rémission des péchés[...]; ne pas prendre part à la table des démons, c’est-à-dire s’abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, ou provenant d’animaux morts, étouffés ou tués par une bête féroce, et du sang; ne pas vivre dans l’impureté; se laver en sortant du lit d’une femme; les femmes, de leur côté, doivent observer les lois relatives à la période menstruelle " [Hom. 7,8]. J’ai étendu la citation faite par M. Simon, qui ne contenait que les interdits alimentaires. Cet élargissement aux autres prescriptions qui figurent dans ce texte, comme le style même du texte, ne sont pas sans intérêt pour l’analyse de la péricope coranique présentée plus haut. Dans un autre passage des Homélies, Dieu, par l’intermédiaire d’un ange, émet l’interdiction " de répandre le sang, de goûter des chairs mortes, de se rassasier des restes d’une bête féroce, de chair coupée ou étouffée ou de quelque autre aliment impur " [Id, 8,19]. M. Simon commente ce parallélisme textuel évident en estimant que " Mahomet a connu le décret sous la forme qu’il revêt dans les Pseudo-Clémentines ou sous une forme très voisine, et que par conséquent il a emprunté les interdits alimentaires - viande de porc mise à part - non pas aux Juifs, mais à des chrétiens et plus précisément à un groupe apparenté à celui dont sont issues les Pseudo-Clémentines " [p. 783]. Quant à la viande de porc, il juge " qu’il y a là un emprunt et une concession faits par Mahomet aux Juifs de Médine " [ibid.]. Interdits alimentaires et commandements noachiques. Si on analyse les prescriptions alimentaires contenus dans le verset 3 de la sourate 5, on constate un interdit commun aux juifs [cf. Lévitique 11,7] et aux musulmans : celui de consommer la viande de porc. Quant aux autres, elles sont communes aux textes juifs, chrétiens et musulmans : l’interdit qui concerne les viandes sacrifiées aux idoles et, avec des modalités différentes, tout ce qui peut être rapporté à l’interdiction de consommer une viande non saignée, c’est-à-dire de consommer le sang. Cette dernière prescription est liée à l’interdit fondamental du meurtre et on la trouve formulée de la façon suivante dans le livre de la Genèse : " Elohim bénit Noé et ses fils. Il leur dit : [...] Vous ne mangerez point la chair avec son âme, c’est-à-dire son sang. Pour ce qui est de votre sang, je le réclamerai comme vos âmes : je le réclamerai de la main de tout animal, je réclamerai l’âme de l’homme de la main de l’homme, de la main d’un chacun l’âme de son frère. Qui répand le sang de l’homme, son sang par l’homme sera répandu, car à l’image d’Elohim, Elohim a fait l’homme " [9, 4-6]. Ainsi, la consommation du sang est interdite car il est censé être le siège de l’âme; son effusion appelle la vengeance selon un principe qui rejoint la loi du talion instituée divinement. Le livre des Jubilés met dans la bouche de Noé l’exhortation suivante adressée à ses fils: " Les démons ont entrepris de vous séduire, vous et vos fils. Et maintenant je crains pour vous qu’après ma mort vous ne répandiez le sang des hommes sur la terre et que vous aussi vous ne soyez tous détruits à la surface de la terre. Car tous ceux qui répandent le sang des hommes et tous ceux qui mangent le sang de toute chair que ce soit seront tous détruits à la surface de la terre " [7, 27-29]. Les deux interdits liés au sang, celui de l’homicide et celui de la consommation du sang des animaux, constituent le noyau central de ce que l’on désignera, dans le judaïsme, sous le nom de commandements noachiques : ils sont ainsi appelés parce que Dieu est censé les avoir révélés à Noé pour servir de loi, non seulement aux juifs, mais à tous les humains. On y agrégera un nombre variable de commandements. La recension du Talmud de Babylone en connait sept : " pratiquer les jugements " c’est-à-dire accepter une juridiction et ne pas s’ériger en juge soi-même ; l’interdiction de l’idolâtrie, de la profanation du Nom, de l’homicide, du vol, des unions sexuelles illégitimes, de la consommation de morceaux d’animaux vivants (cas particulier de l’interdit de la viande non saignée).
II. - L’interdit du meurtre dans la sourate 5. Nous avons évoqué plus haut l’interdit de la consommation du sang qui se trouve au verset 3 de la sourate 5. Quant à l’interdit du meurtre, il prend dans cette même sourate un caractère solennel en même temps que tout à fait particulier puisqu’il est énoncé sous la forme d’une prescription divine faite aux Fils d’Israël [verset 32] et qu’il est précédé du récit du meurtre primordial d’Abel par Caïn [versets 27 à 31] : " C’est pourquoi nous avons prescrit - katabnâ - aux Fils d’Israël que celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas tué ou n’a pas répandu la perversion sur la terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes, et celui qui en a sauvé un seul, c’est comme s’il avait rendu la vie à tous les hommes ". C'est la reprise quasi textuelle du Talmud de Babylone [San 37a] : " L’homme a donc été créé unique, pour t’enseigner que celui qui détruit une seule vie humaine en Israël, cela lui est compté par l’Ecriture comme s’il avait détruit tout un monde, et que celui qui a sauvé une seule vie humaine en Israël, cela lui est compté comme s’il avait sauvé un monde ". Il est bien évident, cependant, que l’interdit du meurtre dans le Coran ne concerne pas seulement les Fils d’Israël, mais qu’il y est rappelé à titre de commandment originel pour toute l’humanité. La suite du verset 32 de la sourate 5 le replace effectivement dans le cadre d’une révélation générale de tous les envoyés de Dieu : " Nos envoyés leur sont venus avec des preuves et pourtant un grand nombre d’entre eux malgré cela commettent des excès sur la terre ". De même, les traditions rapportées dans le commentaire de ¼abarÝ précisent bien que le Coran entérine ici une révélation antérieure. Un peu plus loin dans la sourate 5, au verset 45, nous trouvons une autre prescription liée à l’interdit fondamental du meurtre : celle du talion. Elle utilise la même formule introductrice : " Nous leur avons prescrit [=aux Fils d’Israël] dans celle-ci [=la Torah] : vie pour vie, oeil pour oeil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent. Et pour les blessures le talion - qiòÉò - (aussi). Et quiconque fait une aumône à ce sujet - taòaddaqa bi-hi - cela lui vaudra expiation -kaffÉra -. Et ceux qui ne jugent pas d’après ce que Dieu a fait descendre - anzala - sont des injustes ". Comme pour le verset 32, nous trouvons de fait dans les écrits du judaïsme des textes parallèles concernant la formulation du talion. Ainsi dans le livre de l’Exode en 21, 23-25; dans le livre du Deutéronome en 19, 21 et dans le livre du Lévitique en 24, 17-21. Dans ce dernier livre, il est précisé au verset 22 que la loi du talion ne concerne pas seulement les Fils d’Israël mais également l’hôte - gér - qui réside au milieu d’eux : " Un même jugement sera pour vous, que ce soit pour l’hôte ou pour l’indigène, car je suis Yahvé votre Dieu ". Du point de vue du judaïsme, avec cette loi du talion, nous restons encore une fois, dans le cadre des commandements qui ne sont pas réservés aux seuls Fils d’Israël, mais s’étendent à d’autres hommes, d’abord considérés sous l’angle particulier de leur condition de résidents ou d’hôtes étrangers. Mais nous avons vu que ce statut s’était élargi, en tant qu’ils ne sont pas fils d’Israël mais fils de Noé. Quant à la nouvelle communauté, celle de Muhammad, elle adopte également la loi du talion dans sa législation [Cor 2, 178-179].
III. - Comment " pratiquer les jugements " dans la sourate 5. Nous abordons maintenant le premier des sept commandements noachiques de la recension talmudique, tout en précisant qu’il ne s’agit plus ici d’établir une stricte comparaison textuelle entre le texte du Coran et la liste talmudique mais d’utiliser cette dernière à titre de repère comportant un certain nombre de commandements que l’on retrouve en particulier dans la sourate 5, mais également ailleurs dans le Coran. En ce qui concerne ce premier commandement, il est fort bien explicité par M. Simon sous la forme suivante : " pratiquer les jugements ", c’est-à-dire accepter une juridiction, ou, sous sa forme d’interdit, ne pas s’ériger en juge soi-même. Or, il me semble que dans les versets 44, 46 et 47 de la sourate 5, nous trouvons une insistance particulière sur ce thème. Voici ce que dit le verset 44 : " Nous avons fait descendre - anzalnâ - la Torah où se trouvent direction et lumière; et c’est par elle qu’ont jugé les prophètes soumis à Dieu pour ceux qui pratiquaient le judaïsme, ainsi que les maîtres et les docteurs conformément à ce qui leur était confié du livre de Dieu et dont ils étaient les témoins. Ne craignez pas les hommes, craignez-moi ! Ne vendez pas mes signes à vil prix ; et ceux qui ne jugent pas d’après ce que Dieu a fait descendre, ceux-ci sont des mécréants ". et ce que disent les versets 46 et 47 : " [...] Nous lui [=Jésus fils de Marie] avons donné - ataynâhu - l’Evangile où se trouvent direction et lumière pour confirmer ce qui était avant lui dans la Torah, une direction et un avertissement destinés à ceux qui craignent Dieu. Que les gens de l’Ecriture jugent d’après ce que Dieu y a fait descendre. Et ceux qui ne jugent pas d’après ce que Dieu a fait descendre, ceux-ci sont des pervers ". Quant au verset 48, il affirme : " Et nous avons fait descendre vers toi le livre contenant le droit - bi-l-Ùaqq -, pour confirmer ce qui existait du livre avant lui et pour le conserver. Juge entre eux d’après ce que Dieu a fait descendre et ne suit pas leurs désirs en te détournant de ce que tu as reçu du droit - min al-Ùaqq - [...] ". Nous restons dans la logique de l’affirmation solennelle du verset 3 : " Aujourd’hui, j’ai parachevé pour vous votre religion ", la religion devant être comprise comme un ensemble de commandements permettant l’organisation communautaire qui est à la source de la vie sociale. De ce point de vue, nous sommes bien dans le cadre des lois noachiques régissant l’ensemble de l’humanité.
" La voie et la loi ". A chaque communauté sa législation. ce principe est énoncé, toujours dans le verset 48, de la façon suivante : " li kullin sha`arnâ min-kum shi`ratan wa minhâdj - pour chacune [des trois communautés] nous avons institué... ... et ici les traductions varient : " une règle et une loi ", " une loi et une voie ", " une voie et un chemin ". Car les deux termes shir`a et minhâdj désignent bien la " voie " ou le " chemin ", mais le contexte législatif dans lequel ils sont utilisés leur confère un autre sens, celui de " règle " ou de " loi ". Le terme shir`a nous intéresse particulièrement parce qu’il est formé sur la même racine que le terme sharî'a devenu spécifique pour désigner la loi islamique. Ce dernier usage n’est pas coranique; mais il faut remarquer cependant que la seule occurrence du mot sharî`a, au sens de " voie ", " chemin " intervient encore dans un contexte législatif, et qu’il peut donc bien, là encore, signifier comme le mot shir`a une loi ou un ensemble de règles. Exactement dans le même champ sémantique, utilisant cette fois un verbe formé sur la même racine SH-R-`, nous trouvons dans le Coran l’expression shara`a min ad-dîn, que nous pourrions traduire de la façon suivante : " ouvrir/tracer la voie en matière de prescriptions religieuses ". Cette expression n’a que deux occurences dans le Coran, situées dans la sourate 42 - asõ-sõ÷rÉ " la Consultation " - aux versets 13 et 21. La première occurrence s’applique à Noé, tandis que la seconde se rapporte, mais par contraste en même temps que par dérision, aux polythéistes dont les divinités auraient eu la prétention de donner des prescriptions contraires à celles de Dieu. Nous ne citerons ici, partiellement, que le verset 13. " Il [=Dieu] a établi pour vous - shara`a la-kum - en fait d’obligations religieuses ce qu’il avait prescrit à Noé et ce que nous t’avons révélé, et ce que nous avons prescrit à Moïse et à Jésus [...] ".
IV. - Noé et Muhammad. Ce verset nous intéresse à double titre. D’une part parce qu’il fait état de prescriptions religieuses - dîn - données à Dieu par Noé. Et d’autre part parce qu’il semble établir entre Noé et Muhammad un lien direct, par delà Abraham, Moïse et Jésus. Cela est-il un hasard ? Il semble bien que non si nous rapprochons ce verset des deux autres que nous trouvons respectivement dans les sourates 4 et 33. Nous trouvons en effet en 4, 163 : " Certes nous t’avons fait une révélation - awtaynâ ilay-ka - comme nous avons fait une révélation à Noé et aux prophètes après lui. Et nous avons fait une révélation à Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob, aux ancêtres des douze tribus, à Jésus, à Job, à Jonas, à Aaron, à Salomon et nous avons donné le psautier à David ". Il faut remarquer que, curieusement, Moïse est exclu de cette nomenclature, quelque peu singulière dans son ordonnance, au bénéfice d’Aaron. Il faut souligner surtout que, par sa longueur, la série des prophètes rend encore plus saillante la relation spécifique qui unit Noé à Muhammad, sans doute dans la perspective islamique comme tenant, respectivement, de la première et de la dernière révélation. Mais, de ce point de vue, Adam est également considéré comme un prophète et il aurait dû trouver sa place avant Noé. Peut-être faut-il voir dans cette autre omission une intention délibérée, celle de laisser à Noé toute sa place en tant qu’ancêtre de la législation. C’est ainsi que le présente le Coran en 42, 13 et, avant lui, la tradition juive. Nous lisons encore en Cor 33, 7 : " Et lorsque nous avons pris de la part des prophètes leur engagement/pacte/alliance - mithâq -, de ta part et de la part de Noé, et [celui] d’Abraham, de Moïse et Jésus fils de Marie, et nous avons pris de leur part un engagement grave ". Le verset nous situe cette fois dans le cadre d’un pacte entre Dieu et les prophètes, ou d’une " alliance " pour reprendre le terme biblique. Le mot " engagement " souvent choisi dans les traductions a l’inconvénient de connoter plutôt une action individuelle, alors qu’il s’agit là d’un acte à portée communautaire. Les prophètes évoqués ici à côté de Muhammad sont les seuls connus dans les textes bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testaments pour avoir établi une alliance avec Dieu. Muhammad, dans cette perspective, prend leur suite, là encore dans un face à face textuel avec Noé, partenaire de la première alliance. Nous ne traiterons pas ici le thème du mithâq qui est un des thèmes centraux de la sourate 5. Disons simplement que son analyse, dans le cadre de la sourate, fait apparaître clairement que la nouvelle communauté, celle de Muhammad, se veut désormais la communauté élue par Dieu [Cor 5,54], face à ses deux rivales juive et chrétienne qui l’ont précédée dans un tel statut. Il y a là un héritage, celui de l’élection divine - fadl Allâh - qui se dispute. Or, se voulant héritière véritable, la nouvelle communauté se doit d’assumer une révélation antérieure à elle et, sous l’angle particulier qui nous occupe, un droit divinement établi, antérieur à elle, qu’elle conserve ou qu’elle modifie, mais pas de façon arbitraire. Il nous semble que la modification opérée par l’islam s’est inspirée des commandements noachiques qui offraient l’intérêt de dépasser le particularisme des Fils d’Israël, tout en permettant de se situer dans le cadre d’une tradition monothéiste reconnue. A la lecture des trois versets cités plus haut, en effet, nous nous apercevons qu’un rapprochement est opéré entre Noé et Muhammad dans l’ordre de l’alliance et de la législation. Or, il est assez remarquable de retrouver dans la sourate 5 les traces des commandements noachiques sous la forme particulière qu’ils pouvaient avoir dans les textes juifs - Lévitique, Talmud - ou chrétiens - décret apostolique, Homélies pseudo-clémentines - . Ce que nous lisons dans la sourate 5, mais aussi dans d’autres passages du Coran, constituerait-il l’indice rédactionnel d’une position adoptée par la communauté nouvelle vis-à-vis de ses deux concurrentes, juive et chrétienne ? On peut se demander en effet si, en se référant à une législation primordiale et universelle, Muhammad et sa communauté ne tentent pas de dépasser le particularisme des Fils d’Israël et de la loi mosaïque. Mais il faudrait alors étudier pourquoi la phrase de Coran 5, 3 " en ce jour j’ai parachevé pour vous votre religion ", proclamée sur le site de `Arafat lors du pèlerinage d’adieu, a été comprise à la fois comme l’instauration d’un nouvel ordre et comme une proclamation d’exclusion, autour des lois et des rites de pureté d’un pèlerinage particulier, aux antiques lieux saints des Arabes : ainsi ce particularisme et cette exclusion apparaissent-elles dans les nombreux commentaires primitifs cités par Tabarî à propos de Coran 5, 3. l faudrait donc parler plus justement de substitution, en se référant au langage même de la sourate 5 qui est celui d’une élection/préférence nouvelle - fadl Allâh - [Cor 5, 54]. Celle-ci comprendrait à la fois une tentative d’élargissement en proposant la nouvelle religion à tous les fils de Noé, et, de façon conjointe, une affirmation de particularisme et d’exclusion qui est fondement de tout regroupement communautaire. Cette tentative de dépassement du particularisme des Fils d’Israël sur le plan du droit est parallèle à celle qui s’effectue, sur le plan théologique, par le rattachement à Abraham dans l’ordre de la foi monothéiste; car Abraham " n’était ni juif ni chrétien mais hanîf et soumis - muslim - [Cor 3, 67]. Mais, là encore, l’ambiguïté demeure; d’une part parce que Abraham est qualifié de muslim , terme qui en viendra à désigner les membres de la communauté de Muhammad: et, d’autre part, parce qu’il est aussi, avec Ismaël, le fondateur de la Ka`ba et l’inaugurateur de ses rites dont les prescriptions de pureté rejoignent celles des sourates 5 et 9 Quoi qu’il en soit, si l’affiliation à Abraham a été longuement et diversement étudiée, un autre aspect de cette opération de légitimation religieuse n’a pas encore attiré, à ma connaissance, l’attention des chercheurs : celui de la relation qui apparaît dans le Coran entre Noé et Muhammad dans l’ordre de la législation.
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