<------ Cours du 8 décembre 2010


Le Soufisme


 

La mystique musulmane est appelée soufisme (ar. tasawwuf), de l'arabe sûfqui signifie "laine", parce que les premiers soufis portaient un froc de laine.

Le soufisme est une aventure intellectuelle et spirituelle.

La quintessence de la longue histoire du soufisme est la tentative d'exprimer dans des formulation toujours nouvelles la vérité qu'il n'y a pas d'autre divinité que Dieu, et de réaliser dans la pratique que Lui seul doit être l'objet d'adoration, qu'à Lui seul l'adoration est due.

En pratique, cela veut dire que le soufisme comprend de nombreuses facettes. On y trouve des ascètes renonçants qui tournent le dos au monde, des combattants pour la gloire de Dieu, d'austères prédicateurs de la nécessaire repentance, des chantres enthousiastes de la grâce de Dieu. Le Pacte Primordial, des architectes de systèmes théosophiques complexes (Sohravardî, Ibn 'Arabî), et des amants de Dieu, séduits par la beauté éternelle de Dieu.


Le pacte primordial

Théologiquement le soufisme est fondé sur le concept d'alliance de la pré-éternité (Coran 7.171).

Avant la création des corps Dieu a convoqué les âmes des hommes et leur a posé la question: a-lastu bi-rabbikum ? (Ne suis-je point votre Seigneur ?). Ils répondirent: - Oui, nous en sommes témoins !

Pour les soufis, il s'agissait toujours à nouveau de revivre cet instant de l'alliance entre Dieu et l'homme. C'est de cet instant de l'Alliance qu'ils tirent leur théologie du libre-arbitre et de la prédestination (l'islam est une religion du relationnel, de la relation entre Dieu et l'homme), de l'élection et de l'être-accepté. Il y a, pour le soufisme, comme une interaction entre le libre-arbitre de l'homme et la toute-puissance divine; c'est ce qui forme les destins particuliers.

C'est une théologie de l'amour de Dieu pour l'homme et de la réponse d'amour de l'homme, de la promesse humble de l'homme d'obéir à son Créateur.

Le soufisme tire ses origines du Prophète lui-même.


Le Prophète

Mohammed, l'initiateur de l'islam, eut une vie riche en pratiques ascétiques et en expériences mystiques. Lui-même pratiqua la vigile nocturne (Coran 73). Avant sa vocation, il se retirait périodiquement dans une grotte du mont Hîrâ' pour y prier et jeûner.

Dans la vie du Prophète, il y a deux sommets mystiques: la Nuit du Destin (26 au 27 ramadan 610) et le Voyage Nocturne (en 621) suivi de son ascension à partir de l'esplanade du temple de Jérusalem. Durant la Nuit du Destin, Mohammed passa, comme dans toutes les vocations mystiques, par une expérience de souffrance et de mort suivi d'une régénération. "Ce fut le surgissement de l'aube (falaq as-subh), dira la Tradition", ou encore "le coeur de Mohammed fut circoncis par la foi".

Au ciel, le Prophète boit une coupe de lait, il est appelé Bien-Aimé de Dieu (habîb), il y reçoit le Coran (savoir exotérique) et un savoir ésotérique. Pour le chiisme, ce savoir ésotérique Mohammed le transmettra à Ali, qui le transmettra à son tour à ses successeurs.

Le Coran présente le prophète comme illettré (7.158). Cet illettrisme du Prophète est au centre de la piété islamique.

De même que dans le christianisme Marie devait être vierge pour accueillir en elle la parole incréée de Dieu, qui, à travers elle, devait s'incarner dans le monde, de même le Prophète devait être analphabète pour que la parole incréée de Dieu puisse s' inlibrer (se manifester comme livre). Il était le vase pur, non pollué par une connaissance intellectuelle quelconque, pour qu'il puisse restituer à l'humanité de manière pure la parole à lui confiée par Dieu.


Mohammed est présenté dans le soufisme comme le guide idéal, le bel exemple (Coran 33.21) (il est du devoir de tout musulman de le suivre), comme l'Homme Parfait, but et fin de toute la création, Ami de Dieu et Intercesseur pour toute sa communauté.


L'islam quotidien

Quand on parle de mystique islamique, il faut se souvenir que l'islam fondamental présente déjà des traits mystiques accentués. Dans la prière canonique  (5 fois par jour), le musulman (c-à-d) "celui qui se donne entièrement à Dieu" vit dans l'humilité sa condition de créature et rend hommage à la seigneurie du Dieu unique. Les plus zélés y ajouteront la vigile nocturne (qiyâm al-layl), qui dure un tiers de la nuit. C'est ce que l'on appelle la prière davidique:

"La prière la plus agréable à Dieu, dit la tradition islamique, est celle que faisait David: il dormait la moitié de la nuit, priait le tiers de la nuit et dormait pendant le dernier sixième de la nuit".

Le jeûne du Ramadan peut se prolonger dans une observance ascétique encore plus marquée: les jeûnes surérogatoires (c-à-d facultatifs): jeûne de Achoura (qui correspond exactement à celui du Yom Kippour dans le judaïsme), dans le jeûne bi-hebdomadaire (le lundi et le jeudi de chaque semaine) et le jeûne de David (jeûner un jour sur deux). Il est interdit de jeûner de manière permanente.

La tradition islamique recommande au croyant de se retirer périodiquement dans les mosquée, c'est la retraite pieuse (i'tikâf).


Le Coran

Il y a aussi dans le Coran de nombreux versets qui incitent à une intériorisation de l'islam. Notamment Coran 22.38, à propos des sacrifices "Ce n'est pas la sang des victimes, c'est la piété qui monte à Dieu", et 2.263: "Une parole d'affection vaut mieux qu'une aumône qui blesse".

Les soufis étaient des hommes et des femmes très pieux qui s'attachaient à respecter à la lettre la Loi divine jusque dans ses moindres détails, priaient et jeûnaient constamment, faisaient constamment mémoire de Dieu (dhikr), et s'en tenaient strictement au Coran et à la tradition prophétique.

Célibat

Malgré l'exemple du Prophète qui était marié, malgré ses exhortations à la création de familles, il régnait chez ces premiers ascètes de l'islam une préférence pour le célibat. Cependant, on sait qu'Abd al-Qâdir al-Djîlânî (fondateur de la confrérie qâdiriyya) eut 49 fils.

Pauvreté

Cela peut sembler curieux pour les hommes de notre époque, mais pour les soufis, le plus grand bonheur était de vivre libre de toute attache mondaine (« libre de tout sauf de Dieu » dit Ghazâlî), même s'ils n'avaient qu'une tuile pour dormir, ou une simple natte pour dormir, à moins qu'ils ne préfèrent dormir assis

Les premiers mystiques

Il y eut déjà des tendances mystiques chez certains Compagnons du Prophète (musulmans de la première génération): Abû DharrSalman al-Fârisi,  Imrân ben Husayn Khuzâ'î (mort en 52/672),  Ali (cousin et gendre du Prophète) ou encore les Compagnons de l'Auvent ( pieux et pauvres musulmans qui logeaient à la mosquée du Prophète à Médine,  dans la cour sous un auvent), et le groupe des Amis du Prophète/


Parmi les Amis du Prophète on trouve Abû Dharr al-Ghifârî et Salmân al-Fârisî

Abû Dharr al-Ghifârî est présenté comme l'exemple même du vrai faqîr ("pauvre"), qui ne possède rien, mais qui est entièrement possédé par Dieu, et prend ainsi part à la richesse de Dieu.

 Salmân al-Fârisî était un barbier d'origine persane, qui fut adopté par Mohammed, et devint le symbole de l'adoption spirituelle et de l'initiation mystique, et de l'adoption des Perses par les Arabes, reliant ainsi le monde arabe au monde persan.

 Uways al-Qaranî:

Selon la tradition, Uways vivait au Yemen et n'a jamais rencontré le Prophète.

Il devint le prototype du mystique inspiré, uniquement dirigé par la grâce mystique, sans lien physique avec le Prophète.

Un uwaysî est donc dans le vocabulaire soufi un mystique qui a atteint l'illumination spirituelle sans médiation et sans la direction d'un maître spirituel.

C'est de ce cercle des premiers soufis que provient la fameuse définition de la vie musulmane idéale comme islâm, îmân et ihsân.

Islâm: c'est le fait de se donner entièrement à Dieu, l'acceptation sans hésitation et sans exceptions des commandements divins tels qu'ils sont prescrits dans le Coran.

Îmân: c'est la foi, qui représente l'aspect intérieur de l'islam. Tout musulman n'est pas forcément mu'min (quelqu'un qui a la foi), mais tout mu'minest nécessairement muslim (musulman, "soumis à Dieu").

Ihsân: signifie le perfectionnement intérieur, et faire le  bien (Coran 7.54). Le terme a été ainsi commenté par le Prophète (dans la Sunna): "c'est adorer Dieu, comme si on le voyait, car même si l'homme ne peut voir Dieu, Dieu par contre le voit toujours".


Hasan al-Basrî (m. en 728)

Hasan al-Basrî (HB) a vécu les grandes conquêtes de l'an 711, lorsque les Arabes d'une part traversèrent le détroit de Gibraltar (Djabal Tarîq) et d'autre part entrèrent dans le Sind (la basse vallée de l'Indus) et en Transoxiane (en Asie Centrale).

Par opposition au luxe grandissant qui se répandait dans la société d'alors, les hommes et les femmes qui appartenaient à l'école de HB professaient un strict renoncement au monde.

Verset préféré de HB: Tout ce qui est sur la terre périra, sauf Sa face  (Coran 28.88).

Il insistait sur la responsabilité personnelle du croyant face à Dieu: Ô fils d'Adam, tu mourras seul et seul tu devras rendre des comptes à ton Seigneur (seul = sans l'assistance du clan).

Il est connu pour son insistance sur le scrupule religieux (wara'qui l'incitera à s'abstenir de toutes les oeuvres juridiquement douteuses et sur l'examen de conscience quotidien (muhâsaba).


Sources:

Annemarie SCHIMMEL, Dimensions mystiques de l’islam, Paris, 1997

G.C ANAWATI, L. GARDET, Mystique musulmane, aspects et tendances, expériences et techniques, Paris, 1976

L. MASSIGNON, La Passion de Hallâj, martyr mystique de l'islam, 4 vol., Gallimard, Paris, 1975

L. MASSIGNONOpera Minora, 3 vol.