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Cours du 26 septembre 2011

 

1ère heure de cours: Mircea Eliade (1907-1986) et la phénoménologie religieuse

 

  

 

    

     1931: Dans l'Himalaya | 1950: Mircea Eliade et Cristinel Cottesco

 

Né le 9 mars 1907 à Bucarest, mort en avril 1986 à Chicago.

Publie à 14 ans son premier article Comment j’ai découvert la pierre philosophale.

1928-1932 : séjour en Inde où il prépare son doctorat qui deviendra Le Yoga, immortalité et liberté.

En 1945 il rédige en roumain Les prolégomènes à l’histoire des religions, qui paraîtront par la suite en français sous le titre de Traité d’histoire des religions (pour la première fois en 1949)

A partir de 1957 : professeur d’histoire des religions à l’université de Chicago.

Il fréquentait régulièrement les rencontres d’Eranos (fondées par CG JUNG) à Ascona (Suisse), cf. la revue Eranos-Jahrbuch.

Eliade a commencé par étudier le lieu de l’altérité des cultures non-occidentales (cf. texte ci-dessous sur la statut du secret comme critère de distinction entre la société occidentale et les sociétés non-occidentales).

Il insiste sur l’irréductibilité du phénomène religieux à tout autre phénomène ( étudié par la sociologie, la philosophie, l'ethnologie...) et sur l’irrécognoscibilité du sacré

Toute manifestation du sacré est manifestation de quelque chose de tout autre, d’une réalité qui n’appartient pas à ce monde dans des objets qui font partie intégrante du monde profane. Ainsi l’homme en qui se manifeste le sacré –chamane, prêtre- reste un homme comme les autres. Cependant aux yeux de l’homme religieux (l’homo religiosus) cette réalité immédiate de l’être ou de l’objet en qui se révèle le sacré se transmue au contact de la réalité surnaturelle. C’est là le sens fondamental de l’expérience religieuse. " Le grand mystère consiste dans le fait que le sacré vienne à se manifester et qu’il se soit manifesté, parce que, en se rendant manifeste, le sacré se limite et s’historicise de lui-même " (Mythes, rêves et mystères, p. 157).

Dans toute théophanie, M. Eliade distingue donc trois éléments

  1. l’objet naturel qui continue à se situer dans son contexte normal
  2. la réalité invisible ou le Tout Autre qui forme le contenu révélé
  3. le médiateur qui est l’objet naturel revêtu d’une dimension nouvelle la sacralité.

Pour M. ELIADE, l’historien des religions a une triple démarche ;

  1. il est d’abord un historien, car chaque phénomène religieux est d’abord un événement de l’histoire humaine : pour le comprendre il faut le replacer dans son contexte historique
  2. il est ensuite phénoménologue. L’historien des religions étudie des hiérophanies (des manifestations du sacré) dont la structure est identique à l’échelle de l’humanité.
  3. La troisième étape est la démarche herméneutique. Il s’agit de décrypter le message contenu dans les faits religieux, afin de le rendre accessible à l’homme d’aujourd’hui.

Pour M ELIADE, il y a une unité culturelle profonde de l’humanité de par l’universalité de sa symbolique.

Mircea Eliade: Des secrets  (1932)

Dans les sociétés dites primitives, tout secret est un danger. La chose cachée devient, du simple fait qu'elle est dissimulée, un péril pour l'homme et la collectivité. Un " péché " est certes grave, mais s'il n'est pas avoué, s'il est tu, il devient terrible, car les forces magiques provoquées par le secret finissent par menacer toute la communauté. C'est pourquoi, quand un malheur s'abat sur elle — disparition du gibier, sécheresse, défaite — chacun de ses membres s'empresse de confesser ses " péchés ", généralement avant ou pendant une activité essentielle pour la vie de la collectivité (chasse, pêche, guerre, etc.). Tandis que les hommes chassent ou se battent, les femmes, restées au foyer, confessent leurs péchés pour que le secret ne vienne pas ruiner les efforts des hommes.

Voilà pourquoi les sociétés " primitives " et archaïques ignorent les secrets " particuliers ", personnels. Chacun connaît tout ce qui concerne la vie intime de son voisin, non seulement par la confession des " péchés ", mais encore par son mode de vie quotidien. J'ai évoqué à une autre occasion la valeur symbolique des bandes de batik à Java et le symbolisme du jade en Chine.

Dans de telles sociétés, il n'y a pas de secrets personnels . En utilisant une forme quelque peu exagérée, nous pourrions dire que les gens y sont transparents les uns pour les autres. Tout ce qu'ils font et représentent au sein de la  communauté est signifié par des emblèmes, des couleurs, des vêtements, des gestes. Et lorsqu'un individu a " commis " quelque chose secrètement, il s'empresse de le porter au grand jour en le confessant publiquement.

Dans ces sociétés archaïques, le secret est exclusivement dogmatique, jamais épisodique. Autrement dit, s'il existe des secrets bien gardés, ils ne concernent pas la vie profane de l'individu (qui il est, quel est son métier, où il se rend, quel " péché " il a commis, etc.), mais une réalité transcendante, sacrée. Les gens gardent certains secrets liés à la religion et à leur conception métaphysique, secrets qui ne sont communiqués aux jeunes que lors des cérémonies d'initiation. En revanche, tout ce qui appartient à la

sphère des existences individuelles, tout ce qui dépend de l'homme en tant que tel, est public ou rendu public par la confession orale. Ce que j'ai appelé " épisodique " se rapporte à ces cas individuels et à ces significations profanes : état social, vocation, origine, intentions, etc.

Les " primitifs " n'acceptent pas d'attribuer au profane l'état de secret, qui n'est naturel et nécessaire qu'aux réalités sacrées, obligatoire même dans ce cas, tout comme dans celui des théories métaphysiques. (Car, pour étrange que puisse paraître cette affirmation, les " primitifs ", tout comme les peuples de culture archaïque, ont des conceptions métaphysiques tout à fait cohérentes, bien que formulées par des moyens exclusivement pré-discursifs : architectonique, symbolisme, mythe, allégorie, etc. Une cosmologie et une théologie mélanésiennes ne sont pas plus pauvres en substance métaphysique qu'une philosophie pré-socratique. La seule différence réside dans leur mode de manifestation : la première est formulée par le mythe et le symbole, la seconde par le " discours ".)

Telle est la raison pour laquelle tout fait profane, " trop humain ", qui cherche à se dissimuler, à devenir secret, se transforme en un centre d'énergies nocives. Le secret ne sied pas aux choses de ce monde.

La qualité de secret ne saurait être usurpée par un simple accident dans l'océan du devenir universel sans un risque de transformation de ce " secret profane " en source négative, porteuse de malheurs pour toute la communauté. Tout comme il est sacrilège de traiter les réalités sacrées d'une manière profane, il est sacrilège d'accorder au profane une valeur sacrée. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agirait d'un renversement de valeurs. Or, pour une logique rigoureuse (telle que la " logique archaïque "), tout renversement de valeurs entraîne une perturbation dans l'ensemble de l'harmonie cosmique. L'univers est solidaire de l'homme. C'est pourquoi le secret constitue un danger pour les sociétés primitives, car il trouble les rythmes cosmiques et provoque la sécheresse, de mauvaises pêches, etc.

On comprendra donc aisément qu'un énorme fossé sépare de ce point de vue la mentalité traditionnelle de celle des sociétés modernes. Dans celles-ci, les gens ne sont pas " transparents " les uns pour les autres, chacun est un petit atome séparé des autres. S'ils ne font pas " connaissance ", ils ne savent rien, ou presque, les uns des autres. Tout au plus déchiffre-t-on le grade d'un militaire ou le sens d'une médaille. Mais quant à sa descendance, sa vie sociale, sa disponibilité — rien. Il faut très longuement parler, dans une société moderne, pour connaître son voisin et s'en faire connaître.

Pour ce qui est du danger du secret, il en va de façon exactement contraire dans les sociétés modernes. La vie intérieure et les " événements " personnels sont en général soigneusement cachés. Nous nous sommes habitués à nous féliciter de la " discrétion " des gens et c'est l'une des raisons de notre admiration pour les Anglais. Nous taisons nos aventures et mésaventures, nos " péchés ", c'est-à-dire tout ce qui appartient aux niveaux profanes de la condition humaine, tout ce qui n'a pas de valeur métaphysique, tout ce qui est englouti par le néant du devenir universel. Par contre, il n'existe pas dans les sociétés modernes de secret relatif aux réalités religieuses et métaphysiques. Chacun, quels que soient son âge et sa formation intellectuelle, peut entrer dans toute église étrangère à sa foi, peut lire tout texte sacré de l'humanité, critiquer toute métaphysique. Les grandes vérités religieuses et philosophiques qui étaient jadis communiquées sous la foi du serment lors de sévères cérémonies d'initiation, sont aujourd'hui imprimées et traduites dans toutes les langues modernes et peuvent être achetées par quiconque. En échange, la révélation d'un adultère provoque un " scandale " et l'aveu d'une aventure personnelle est " sacrilège ".

Oeuvres principales de Mircea Eliade:

M.ELIADE, Encyclopedia of Religion, 9 vol.

Id,, Traité d'histoire des religions, Petite Bibliothèque Payot,1989

Id,  Le yoga, immortalité et liberté, Payot, Paris

Id., Sur l'érotique mystique indienne, Paris, 1997

Id., Le sacré et le profane; Paris, Folio, 1988

Id., Histoire des idées et des croyances religieuses (3 vol.)

  1. De l ‘âge de la pierre aux mystères d’Eleusis, Payot, Paris, 1976
  2. De Gautama Bouddha au triomphe du christianisme, Payot, Paris ; 
  3. De  Mahomet à l’âge des Réformes, Payot, Paris, 1981

Id., , Traité d’histoire des religions, Petite Bibliothèque Payot, Paris

Id., Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Payot, Paris, 1968

Id., Aspects du mythe, coll. Idées 32

Id., Le sacré et le profane

Id., Le mythe de l’éternel retour, coll. Idées 191

Id., Initiations, rites, sociétés secrètes, coll. Idées 392

Id., Mythes, rêves et mystères, coll. Idées 271

Id., Forgerons et alchimistes, coll. Idées et recherche, Champs n° 12, Flammarion

Id., Geschichte der religiösen Ideen, Quellentexte, Herder, Freiburg, 1981

Id. Religions australiennes, Paris, 1972

Id. De Zalmoxis à Gengis-Khan, Etudes comparatives sur les religions et le folklore de la Dacie et de l'Europe Orientale, Paris,1979

Id. L'épreuve du labyrinthe, entretiens avec Claude-Henri Rocquet, Paris, 1978

Id. Mémoires I (1907-1937), Les Promesses de l'équinoxe, Paris 1980

Id. Les moissons du Solstice (mémoire II, 1937-1960), Paris, 1988

Id, Fragments d'un journal, Paris, 1973

Id., Fragments d'un journal II (1970-1978), Paris, 1981

Id., Fragments d'un journal III (1979-1985), Paris, 1991

Id., Fragmentarium, Paris, 1989

Roman (parmi d'autres): Id, La nuit bengali, 1950

 

 

2ème heure de cours: l'hindouisme

 

La conception du monde de l'hindouisme

L'hindouisme  ne se comprendrait pas, si l'on oubliait qu'aux yeux des hindous, ce monde-ci n'est pas le seul, mais fait partie d'un immense complexe qu'on appelle le Sarvam en sanskrit, que l'on peut traduire par "univers".

Cet univers n'est pas seulement peuplé d'autres planètes et d'autres étoiles, mais comprend toutes les choses visibles et invisibles, d'abord tout ce qui relève des sens et de la perception, mais au-delà également, tout ce qui n'en relève pas, parce qu'il s'agit de choses qui sont au-delà de la perception.

L'idée centrale est qu'il existe une hiérarchie des mondes (loka). On distingue en général 4 loka.

Les quatre loka ou les quatre mondes

1) Le bhûr-loka est le monde où nous vivons, avec les végétaux et les animaux, tout ce qui est accessible à nos sens, tout de ce qui relève de la vue, de l'ouïe, du toucher, de l'odorat et du goût.

2) Le bhuvar-loka est au-dessus de la terre (ceci doit s'entendre hiérarchiquement, et non spatialement). C'est le monde intermédiaire (par rapport au nôtre qui lui est inférieur et au suivant qui lui est supérieur). C'est le domaine des esprits et des génies, bons ou mauvais. C'est un lieu, aussi, plus avantagé que nôtre: on y vit plus longtemps. Les Gandharva et les Apsara y subsistent pendant des centaines de siècles. On y jouit de facultés sensorielles et motrices supérieures aux nôtres: les génies voient n'importe quel point de ce monde-ci et s'y déplacent aussi vite que l'éclair. C'est le monde des deva-s, des divinités mineures (les divinités à karman). Sur les différentes sortes de divinités, voir ici (en bas de page).

3) Le svar-loka ou le svarga-loka. C'est le monde des dieux, séjour  de béatitude où brille la lumière perpétuelle. C'est le Ciel, le Para-deça  ("l'Autre Pays" ou "le Pays Suprême", le terme a donné Pardes en vieil-iranien et en hébreu, paradeison en grec et Paradis en français). C'est là que cohabitent les âmes vertueuses et les divinités qu'elles ont servies leur vie durant

4) Le Brahma-loka. L'ensemble des 3 mondes (bhûr, bhuvar, svar) est transcendé par un quatrième: c'est le Brahma-loka (monde du Brahman) qui est au-delà de toute définition. Il est en-dehors du temps et de l'espace, au-delà de l'être et du non-être, et bien entendu ne connaît aucune limitation . Il est permanent, alors que les trois autres sont transitoires: le Ciel même sera détruit avec les dieux qui s'y trouvent à la fin du cycle cosmique. Immuable, alors qu'ils évoluent, ferme alors qu'ils sont instables, le Brahma-loka est évidemment le monde idéal vers lequel doivent tendre les efforts de "ceux qui savent".

L'homme

Notre corps fait partie du bhûr-loka.

Mais notre âme (âtman), en tant que consubstantielle au Brahman, appartient brahmaloka.

Elle est captive du corps, comme un oiseau dans une cage; l'image aura une fortune considérable, elle sera reprise dans la littérature iranienne chiite chez 'Attâr et Sohravardî (1155-1198) (dans Le récit de l'exil occidental, p. 274), dans la littérature juive intertestamentaire ("l'âme à l'étroit"), dans la gnose ("sôma sêma" c-à-d "le corps est une tombe").