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Ralph Stehly

Un traité d'éthique islamique: le Kitâb al-Kabâ'ir de Shams al-dîn al-Dhahabî (16)

Chapitre troisième

Les fautes graves contre les fondements de la religion (usûl ad-dîn)

 

On peut ranger neuf kabâ'ir dans la catégorie des fautes contre les usûl ad-dîn ou fondements de la religion:

* associationnisme (n° 1)

 * hypocrisie (n° 37)

*  magie (n° 3)

*  créance ajoutée au devin et à l'astrologue (n° 47)

*  se sentir à l' abri de la ruse de Dieu (n° 63)

*  mensonge contre Dieu et son Envoyé; (n° 14)

* insulter un des compagnons du Prophète (n* 70)

* offenser un  walî de Dieu (n° 64)

- négation du Décret (n° 41),

         On remarque immédiatement que l'associationnisme  (1) et la magie (2)  sont repris des listes des recueils de traditions (3) ,tandis que la faute "se sentir à l'abri de la ruse de Dieu" provient des listes soufies.  Si on compare la distribution de ces trois fautes à l'intérieur de l'ouvrage de Dhahabî, on constate qu'elles occupent une place à peu près identique à celle qu'al-'Alâ'î leur avait assignée. On sait que l'ordre dé cette liste, comme d'ailleurs celle de Dhahabî n'est déterminée par aucun critère propre au fiqh Elle semble s'être formée par extension progressive de la qualification de kabîra à des fautes apparentées.

On constate chez Dhahabî une curieuse répugnance à classer les kabâ'ir selon des critères propres au fiqh peut-être due au fait que la notion de kabira est ressentie au fond comme étrangère à la logique du fiqh, ce  qui se traduit par la constante proximité de fautes d'ordres juridiques différents, et par la dispersion à travers tout l'ouvrage de fautes d'un ordre donné comme ici les fautes touchant aux usûl ad-dîn (fondements de la religion)

L'intention est  peut-être éthique, dans la mesure où le lecteur ne manquera pas de remarquer 1'hétérogénéité des kabâ'ir aux normes du fiqh, mais par contre leur parfait accord avec les menaces divines à 1'encontre de leurs auteurs"(1) (2)

l.  Associationnisme (4) et  hypocrisie ostentatoire (5)

a. l'associationnisme

De remarquable façon, pour désigner la faute irrémissible de l'Islam, Dhabahî, fidèle en cela à la tradition lexicale de la Sunna, emploie le mot associationnisme (shirk) et non celui d'impiété (kufr),  qu'emploie au contraire Ghazâlî.  L'associationnisme est la faute majeure, définie par Dhahabî comme l'acte de donner un associé à Dieu, d'adorer conjointement avec Lui quelqu'un ou quelque chose d'autre: pierre, arbre, soleil, lune, prophète (6), cheikh  (7), astre  (8) , ange.  C'est bien 1'associationnisme qui est la kabîra majeure. Dhahabî en cela est fidèle à la tradition théologique arabe qui ne connaît pas le polythéisme. Il se fonde sur Coran 4, 51/48 (9) . 31, 12/13 (10)  4, 76/72 (11).

C'est une faute impardonnable (12). Quiconque meurt dans 1'associationnisme fait partie des Compagnons du Feu. Par contre, quiconque meurt croyant (mu'min) fera partie des Compagnons du Jardin, même si, en raison de l'une ou l'autre faute grave, il aura été auparavant châtié du Feu.

Autrement dit, Dhahabî rejette ici nettement la doctrine mu'tazilite de la peine éternelle de l'Enfer et celle de la condition intermédiaire du coupable de fautes graves. Celui-ci, pour Dhahabî, reste bien mu'min. Par là même, il récuse la thèse du kharédjisme (13) selon laquelle le musulman coupable d'une faute grave doit être considéré comme un impie. Ce n'est qu'en se repentant que, d'après cette doctrine, il acquerrait à nouveau la qualité de croyant. Pour soutenir leur thèse, les Kharédjites s'appuyaient en particulier sur Coran 4, 95/93:

"Quiconque tue un Croyant, volontairement, aura pour "récompense" la Géhenne où immortel [i1 restera] '"

L'opinion qui prévalut dans le sunnisme est que dans ce verset "tuer volontairement" signifie "déclarer licite l'homicide" ;or, déclarer licite une chose prohibée équivaut à l'impiété . Coran 4, 95/93 ne signifierait donc rien d'autre que quiconque déclare licite l'homicide sera puni par Dieu du châtiment de l'impie, le Feu éternel. En conséquence l'homicide simple, même intentionnel, n'est pas à mettre au même niveau que l'associationnisme (14).

La Wasiyyat Abi Hanifa art. 3 exprime la même chose:

"Les transgresseurs de la Loi qui appartiennent à la communauté de Muhammad sont tous croyants ; ils ne sont pas impies (kâfir) ",

ainsi que Fiqh akbar II art. 11  (15):  

"Nous ne considérons aucun musulman comme impie en raison d'une faute -fût-elle grave-, s'il ne la déclare pas licite. Nous ne le bannissons pas du territoire de la foi; nous le considérons réellement croyant ; s'il est peut-être un croyant de mauvaise conduite, il n'est pas un impie". (11)

 b - L'hypocrisie ostentatoire   (16) est appelée, à la suite de Ghazâlî, associationnisme mineur, par opposition à 1'associationnisme majeur (shirk); cette dénomination provient en dernière analyse d'un hadîth d'Ibn Hanbal. Les références scripturaires sont:

 Coran 18, 110 : "Que quiconque espère rencontrer son Seigneur, accomplisse oeuvre pie et qu'il n'associe personne au culte de son Seigneur",

 Coran 4, 141/142 : "Les Hypocrites leurreraient Dieu, alors que c'est Lui [qui, en fait J les leurre. Quand ils se lèvent pour la Prière, ils se lèvent paresseux ; ils sont emplis d'ostentation envers les gens ; ils n'invoquent cependant guère Dieu",

Coran 104, 4-7 : "Malheur aux Orants qui, de leur prière sont distraits, qui sont plein d'ostentation et refusent l'Aide",

Coran 2, 266/264 : "0 vous qui croyez !  n'annulez point vos aumônes par rappel de celles-ci et tort, comme celui qui dépense ostensiblement son bien devant les Hommes, sans croire en Dieu et au Dernier Jour* Il est à la ressemblance d'un rocher couvert de terre s une pluie diluvienne 1'atteint et le laisse dénudé. [Les Hommes] ne peuvent rien [retirer] de ce, qu'ils se sont acquis. Dieu ne dirige point le peuple des Infidèles".

L'hypocrisie ostentatoire est tromperie à l'égard de Dieu.

A la question "Comment trompe-t-on Dieu ?", le Prophète répondit,dans un hadîth d'Abû Hurayra :

"En signifiant un autre que Dieu dans un acte prescrit par Dieu. Garde-toi de l'hypocrisie, c'est l'associationnisme mineur. L'hypocrite sera appelé, le Jour de la résurrection, en tête des créatures, par quatre noms : "hypocrite, trompeur (ghâdir), pécheur (fâdjir), perdant (khâsir), ce que tu as fait est perdu, ton salaire (ajr) est nul (batala). Nous n'avons pas de salaire pour toi. Va-t-en 1 Prends ton salaire de ceux auxquels ton acte est destiné, trompeur !".

Mais en quoi consiste cette fraude à l'égard de Dieu ? L'hypocrite veut se rendre maître du Décret divin le concernant (17). Il se moque du Créateur  (18) . Il présente trois signes (19): il est paresseux, quand il est seul ; actif, en revanche, quand il se trouve mêlé à des gens ; en outre, son action augmente, quand on le loue, et diminue, quand on le blâme. En d'autres termes, il y a une intériorité du culte à rechercher qui se passe bien de marques extérieures ainsi, à un homme qui baissait sa nuque, 'Umar lança que l'humilité se trouvait dans le coeur et non dans la nuque. Fudayl b. 'Iyâd (20), pour sa part, a pu définir de la sorte le riyâ' :

"Abandonner une action à cause des gens est hypocrisie,1'accomplir à cause d'eux est associationnisme; quant au culte pur (ikhlâs), c'est que Dieu te garde de ces deux fautes"

Mais en quoi consiste-t-elle ? C'est, selon un hadith  (qudsî ! ) de Muslim (21) , associer, dans un acte quelconque, à Dieu quelqu'un d'autre que Lui. Autrement dit, ne point diriger son flux mental uniquement sur Lui. Dans ce cas, l'acte n'est pas agréé par Dieu, puisqu'en fait, son intentionnalité tend vers quelque chose d'autre:

" Plus d'un jeûneur n'a rien de son jeûne, sinon la faim et la soif, plus d'un ressuscité n'a rien de sa résurrection, sinon le réveil "  (22)

En d'autres termes, si ni la prière, ni le jeûne ne sont destinés à Dieu, il n'y a pas de rétribution (thawâb) ou plus exactement Dieu annule (abtala) la rétribution des actes qui, extérieurement  (4) destinés à Lui , sont en fait accomplis dans un autre dessein (23). Il en fera selon la terminologie de Coran 25, 25/23 "de la poussière disséminée""

Ghazâlî aborde la question de la rétribution de la manière suivante (24) les cas de qui est sincère à l'égard de Dieu et de qui est hypocrite sont clairs:  le premier est récompensé, le   -->

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Copyright Ralph Stehly. Reproduction autorisée uniquement à des fins non commerciales, et à la condition de citer l'auteur et le site.

 

 

(1) Dans la mouvance duquel se trouve évidemment le riyâ' (hypocrisie) .

(2) La créance ajoutée au devin et à l'astrologue en a été distinguée par Dhahabî, dans le but d'accroître le volume de la liste.

(3) Cf. chapitre deuxième.

(4) Ar. shirk:  faute grave n° 1, p. 8-11.

(5) Ar.  riyâ : faute grave n° 37, p. 137-140.

(6) Trait anti-chrétien.

(7) Trait anti-soufi.

(8) Cf. plus bas

(.9 ) Dans la traduction de Blachere nous remplaçons Allah -transcription qui n'a plus sa raison d'être, lorsqu'il s'agit de citations faites à une époque où tout souvenir du panthéon meccois a disparu- par Dieu. "Dieu ne pardonne point qu'il lui soit donné des associés, alors qu'il pardonne, à qui II veut, les péchés autres que celui-là".

(10) "En vérité, l'Association est une injustice immense".

(11) " A quiconque donne des Associés à Dieu, Dieu interdit le Jardin, celui-là aura le Feu comme refuge".

(12)  Une autre faute irrémissible est pour Dhahabi l'homicide volontaire

13) WENSINCK, The Muslirn Creed, p. 104 s.

LAOUST, Les schismes dans l'Islam, Paris, 1965, p. 13 et 45-46.

El art. Mu'tazila.

(14) Cf. chapitre cinquième

(15) Cf. ci-dessous la profession de foi de Dhahabî (§ 3) : "Nous ne traiterons d'impie aucune personne de la Communauté islamique, même si elle commet des fautes graves, sauf si elle les considère licites".

(16) Ar. riyâ'.. cf. Ghunya II 75-80., Mudkhal IV 41-48, Ihyâ' IV 369-372.

(17) Opinion de Hasan.

(18) Opinion de Qatâda, renommé pour sa science en traditions. Aveugle de naissance, il est né à Basra en 60/67 8-80 et mort à Wâsit en 117/7 35-7 36.

(19) Selon A1î b. Abî Tâlib.

(20) Fudayl b. 'Iyâd at - Tamîmî. Né en 105/723 à Samarqand, il fut brigand dans sa jeunesse. Par la suite,il se consacra à l'étude du hadît et mena une vie ascétique. Il fréquenta la cour^ de Harûn. Mort à La Mecque en 187/802.

(21) "Dieu dit: qui accomplit un acte dans lequel il M'associe à ( quelqu'un d'autre, cet acte est destiné à ce dernier, et J'en suis libre"

(22) Hadîth d'Abû Hurayra.

(23) C'est l'opinion classique de Fiqh Akbar II § 15 s "If any work be mixed with ostentation, its reward is forfeited thereb and likewise if it be mixed with vainglory" (tr. Wensinck)•

(24) Ihyâ' IV 370-37 2.