Cours du 19 octobre 2011
L'islam et l'Autre (suite)
Les dhimmî-s ou les religions protégées par l'islam et les écrits des observateurs musulmans des religions non-islamiques
1. Droits
et obligations des dhimmî-s
Deux cas se présentèrent lors de l'invasion de la Syrie-Palestine:
Soit il y avait résistance armée. Dans ce cas, les îlots de résistance étaient réduits par les armes ('anwatan)., et les habitants réduits en captivité deviennent esclaves (qu'ils soient païens, juifs ou chrétiens).
Soit les habitants chrétiens ou juifs acceptent les traités de capitulation (qui ne sont pas offerts aux païens !). Ils deviennent dès lors des dhimmi-s, dont les droits et les devoirs dont régis par la charia naissante.
Les garanties offertes par l'Etat musulman portent sur les points suivants:
La sauvegarde de la vie biologique des dhimmis, qui s'étend à chacun d'eux individuellement et par la suite à tous les membres de leurs familles. Elle entraîne, de ce fait, le devoir imposé aux musulmans de ne leur faire subir aucun dommage ou mauvais traitement.
Le respect de leurs biens, meubles et immeubles, auxquels nulle atteinte ne saurait être portés en dehors des charges fiscales déterminées par la Loi.
La liberté de conserver leurs croyances religieuses et d'en pratiquer le culte, liberté entraînant le maintien en leur possession de leurs églises, monastères ou synagogues, le respect de ces édifices, avec la possibilité de pourvoir à leur entretien, mais non d'en construire de nouveaux.
Ces droits appellent, en retour, des obligations:
Une soumission absolue à l'autorité musulmane, incarnée dans la personne du calife à Médine, que représente dans chaque province un gouverneur ('âmil). Cette soumission est assortie du devoir de respect envers les musulmans et les choses de l'islam (notamment respect envers le Prophète, et non-immixtion dans les querelles théologiques de l'islam).
Loyauté absolue envers l'Etat musulman, abstention de tout contact avec l'ennemi, et nécessité de dénoncer tout mouvement suspect de l'ennemi.
Obligation pour les dhimmis d'accorder l'hospitalité aux troupes musulmanes en mouvement, durant trois jours au maximum. Mais les dhimmis sont exemptés du service militaire: ils n'avaient pas besoin de verser leur sang pour la défense de l'Etat musulman.
Paiement de la capitation (djizya), en compensation du sang qui n'a pas été versé. Cet impôt est appelé capitation, parce qu'il a pour assiette la personne (latin caput) du dhimmi.
La tolérance
de l'islam
En gros à l'extérieur de l'empire musulman, ils étaient considérés comme des ennemis (pour les détails, voir ici), comme les Byzantins, dont l'islam ne réduisit la résistance qu'en 1453.
Mais à l'intérieur de l'Etat musulman, ils étaient tolérés. Mieux encore, ils bénéficiaient de droits bien définis, que l'on déduisait en grande partie des pactes que la Prophète lui-même avait conclu avec les juifs et les chrétiens (pour le détail voir ici ) .
Droits et devoirs des Gens du Livre (juifs, chrétiens et zoroastriens)
La charia leur garantissait une sorte de statut d'autonomie interne, à condition qu'ils reconnaissent le primat de l'islam.
Les autorités musulmanes s'engageaient non seulement à empêcher tout acte de nuisance ou d'hostilité vis-à-vis des gens du Livre, garantissaient non seulement leurs vies et leurs biens, mais elles leur accordaient en plus leur propre juridiction en matière de statut personnel et d'héritage.
Tout cela était parfaitement organisé. Le dignitaire de plus haut rang de chaque communauté représentait sa communauté auprès des autorités musulmanes: chez les chrétiens le patriarche ou le catholicos, chez les juifs l'exilarque ou lesgaonim, chez les zoroastriens le grand Mobad.
Autonomie ne signifiait pas non plus ségrégation. Jusqu'à l'heure actuelle, il n'y a jamais eu de ghettos dans le monde musulman, malgré la tendance naturelle des membres d'une même communauté à se regrouper par quartiers.
Et surtout, ils n'étaient pas impurs: on pouvait les inviter à déjeuner. Les chrétiens et les juifs n'étaient pas traités en étrangers dans le monde musulman, également pour une autre raison toute pratique, c'est qu'ils représentaient la population autochtone, et pendant très longtemps dans certaines régions (jusqu'au 12ème s. au Proche-Orient, jusqu'au 10ème s. en Egypte) la majorité de la population.
De plus, à l'époque classique, les possibilités de promotion sociale n'étaient pas fermées; elles n'étaient pas négligeables. On rencontre des chrétiens et des juifs comme vizirs (premier ministre). Au Moyen-Âge, tout l'appareil administratif de l'Egypte était dominé par les Coptes. Longtemps, les médecins étaient pour la plupart chrétiens ou juifs. Chrétiens et juifs trouvaient également des emplois là où les contacts avec les non-musulmans jouaient un rôle essentiel: le commerce international, le système bancaire, l'espionnage.
Tel est le système que les musulmans d'aujourd'hui désignent non sans légitime fierté: la tolérance de l'islam.
De fait, les chrétiens et les juifs pouvaient dans le monde de l'islam classique exercer leur religion beaucoup plus librement qu'en maints Etats totalitaires du 20ème s.
Les différences avec l'Occident médiéval
La différence avec le monde chrétien médiéval est éclatante: les pogromes étaient très rares. De plus, ils étaient non seulement condamnables moralement, mais également condamnables du point de vue du droit musulman, donc constituait une atteinte à la Législation divine.
On sait que les Européens de l'époque médiévale et leurs souverains témoignaient d'une intolérance farouche à l'égard de tout ce qui était non chrétien. On connaît le destin tragique des juifs dans l'Europe médiévale. A l'égard des musulmans, l'intolérance des Européens n'était pas moindre: dans toutes les contrées qui avaient été reconquises sur l'islam, aucune communauté musulmane n'a pu se maintenir (sauf brièvement en Sicile sous Frédéric II de Hohenstaufen; partout le christianisme a été réintroduit par la force, les musulmans devant choisir entre la conversion, l'exil ou la mort.
Le contraste est encore plus éclatant quand on songe que très tôt en pays d'islam il y eut des communautés d'Européens résidant sur place, mais que l'inverse n'était nullement vrai: jusqu'à l'époque moderne il n'y avait pas de communauté musulmane résidant en Europe (pour le détail de l'époque actuelle voir ici ), ce qui à son tour rendait difficile la situation des voyageurs musulmans en Europe dont la sécurité n'était pas assurée, dont les besoins spécifiques n'étaient pas satisfaits: pas de mosquées, pas de bains publics, pas de boucheries halâl, alors que la sécurité des chrétiens en terre d'islam était garantie, et qu'ils bénéficiaient de l'infrastructure de leurs coréligionnaires.
Tolérance et liberté religieuse
Mais attention: tolérance ne signifie pas "liberté religieuse" au sens moderne du terme.
1) Car cette tolérance n'était accordée qu'aux détenteurs de l'Ecriture. Elle ne concernait pas les manichéens, les bouddhistes, les hindous, ni surtout les religions nouvelles qui se sont développées à partir de l'islam, surtout les Bahâ'i-s et dans une moindre mesure les Ahmadiyya.
2) Elle n'incluait pas les droits civils que nous associons à ce concept. En Occident, la notion de tolérance a des racines séculières, tandis qu'en islam il s'agit d'un droit d'essence religieuse accordé aux devanciers de l'islam (les chrétiens, les juifs, les zoroastriens), qui en tout état de cause ne devait pas entacher le primat de l'islam et la primauté des musulmans.
Les non-musulmans bénéficiaient d'une espèce de droit d'hospitalité à l'intérieur de l'Etat musulman, bien qu'ils fussent en fait sur leur propre sol.
Mais ils ne jouissaient pas pour autant de l'égalité des droits (tout comme d'ailleurs d'autres catégories de la population: esclaves, femmes).
La liberté religieuse était incomplète, car il n'y avait de liberté de conversion que dans un seul sens (vers l'islam) et pas de liberté se mariage, ou plutôt elle était là aussi à sens unique: un homme musulman pouvait épouser une chrétienne ou une juive, mais une musulmane ne pouvait (ne peut) épouser un chrétien ou un juif.
En résumé, l'islam était plus égalitaire et plus libéral que d'autres religions. Mais comme toute religion révélée, il est persuadé de posséder la vérité absolue, et quand on est persuadé de posséder la vérité, on n'a plus aucune raison d'être tolérant. Malgré cela, la situation des adeptes d'autres religions était plus favorable qu'en chrétienté.
La tolérance musulmane a eu la mérite d'éviter les persécutions, mais elle n'a pu évité à la longue les discriminations et de faire des chrétiens et des juifs des citoyens de seconde classe, envers lesquels on n'hésitait pas quelquefois à afficher un certain mépris. Mais là encore, il convient d'être nuancé: pas toujours non plus, car pendant de longs siècles dans certaines régions les chrétiens sont restés majoritaires.
Sources:
Oeuvre de Bernard Lewis
J. Van Ess et al., Christentum und Weltreligionen
2. Les observateurs musulmans des religions non-islamiques
Au début les dhimmi-s étaient majoritaires. Les musulmans formaient d'abord une minorité dominante au milieu d'une population à majorité chrétienne, depuis la Mésopotamie jusqu'en Espagne (jusqu'au 10ème s. en Egypte et jusqu'au 12ème s. ailleurs. Ils avaient donc beaucoup d'occasions d'observer le monde chrétien, au culte et pendant les instants de loisirs. De temps en temps un érudit musulman (tel Shahrastâni m. 1153 ) se consacrait à l'étude de la religion et des écrits des juifs et des chrétiens. Au Moyen-Âge les musulmans avaient donc à leur disposition une littérature de grande envergure sur les convictions et les usages des chrétiens, avec beaucoup de détails sur le christianisme primitif et les différentes sectes orientales.
La civilisation musulmane classique était en contact avec toutes les grandes aires de civilisation: l'Europe, l'Afrique, l'Extrême-Orient (Inde, Chine). Elle incluait aussi en son sein une forte communauté chrétienne et juive.
Shahrastânî est un homme de la tradition islamique. Son Kitâb al-milal wa n-nihal ( "Livre des communautés religieuses et des sectes") s'ouvre sur un hadith selon lequel le Prophète se serait exprimé ainsi un jour:
« Ma communauté se divisera en 73 sectes (firqa); une seule sera sauvée, les autres périront …(celle qui sera sauvée ce sont) les Gens de la Sunna et de Communauté » , c-à-d les sunnites.
Shahrastânî distingue ainsi 73 sectes islamiques, 72 sectes chrétiennes, 71 sectes juives et soixante-dix sectes iraniennes. Mais il ne fournit le décompte exhaustif que pour l'islam. Shahrastânî donne une définition de la secte par rapport à une grille doctrinale en quatre points:
les attributs divins et l'unicité divine
La prédestination et la justice divine
La promesse et la menace, les noms et les statuts (al-asmâ' wa l-ahkâm) c-à-d l'éthique.
Une secte -tout au moins une secte islamique est donc un groupe professant des opinions particulières sur un au moins des points ainsi définis. Puis Shahrastânî passe au coeur même de son ouvrage qui est une classification des religions selon leur éloignement par rapport à la Révélation originelle, c-à-d l'islam.
I Les communautés qui possèdent une révélation écrite
Les musulmans
A. Les gens du Livre (juifs et chrétiens)
B. Les communautés qui possèdent qelque chose qui ressemble à un livre révélé ( les zoroastriens, les manichéens)
II Les communautés qui ne possèdent pas de révélation et qui suivent leurs propres opinions:
les sabéens (secte gnostique du Harrân)
les philosophes de l'Antiquité
Les Arabes ante-islamiques et les Indiens
Al-Bîrûnî (Abû Rayhân Muhammad
Ahmad, 4 septembre 973- 1048 ou 1051)
Contemporain d'Ibn Sînâ, iranien comme lui.
Un des plus grands savants de l'islam médiéval, sans doute le plus original et le plus profond.
Egalement versé dans les sciences mathématiques, astronomiques, physiques et naturelles, il se distingua aussi comme géographe et historien, linguiste, observateur impartial des moeurs des croyances.
Oeuvres les plus célèbres, le Canon Masudicus (astronomie et mathématique) , la Pharmacopée et l'Histoire de l'Inde.
Naquit dans le nord de l'Iran, dans un faubourg de Kâth au sud de la mer d'Aral, à Khiva au Khwarizm (ou Chorasmie) (aujourd'hui en Ouzbékistan)
En 1017 c'est la conquête du pays par le sultan ghaznévide Mahmûd ben Subuktakîn. Celui-ci fit de nombreux prisonniers dont Biruni qui fut emmené en Afghanistan en 1017.
Prisonnier du sultan Mahmud, c'est un autre sultan, le sultan Mas'ûd, qui fut son mécène. Il reçut de lui un salaire qui lui permit de se consacrer entièrement à son oeuvre scientifique.
Vers 1022, à 49 ans, il rencontre des lettrés indiens également prisonniers à Ghazna et commence à apprendre des rudiments de sanskrit.
Le sultan le retint à Ghazna à la cour comme astrologue. Bîrûnî accompagna le sultan Mahmûd dans plusieurs de ses expéditions militaires dans le NW de l'Inde (Pakistan et Pendjab).
Il part en 1027, à 55 ans, à la découverte de l'Inde. Il resta en Inde du Nord de 2 à 5 ans, mais ne put pénétrer à Bénarès et au Cachemire, territoires interdits aux non-hindous..
Sources:
Diane STEIGERWALD, La pensée philosophique et théologique de Shahrastânî (m. 543/1153), Les Presses de l'Université Laval, 1997
Muhammad Ben 'Abd al-Karîm Al-Shahrastâni, Kitâb al-Milal, Les dissidences de l'islam, présentation et traduction par Jean-Claude VADET, Geuthner, Paris, 1998
Abu-l-Fath' Muh'ammad Asch-Schahrastâni's Religionspartheien und Philosophischen-schulen, trad. Theodor HAARBRÜCKER, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1969
BÎRÛNÎ, Le Livre de l'Inde, extraits choisis, traduits de l'arabe, présentés et annotés par Vincen-Mansour Monteil, Paris, Editions UNESCO, Sindbad, 1996
Al-Biruni's Book on Pharmacy and Materia Medica, Edited with English Translation by Hakim Mohammed Said, Karachi, 1973