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La Sunna: la conscience prophétique du Prophète

© Ralph Stehly, Professeur d’histoire des religions, Université de Strasbourg  

 

(Sur la phénoménologie des Ecritures sacrées, voir ici  )

 

Qu'est-ce que la Sunna ?

         Les deux principales sources de la théologie islamique sont le Coran et la Sunna. Le Coran est le recueil, de dimensions somme toute modestes (6235 versets), des paroles que le Prophète a reçues en état de Révélation.

Cet état de Révélation est décrit plus loin en Bu 1.1.2 . Les propos qu'il a pu tenir en dehors des instants de Révélation, ainsi que les témoignages sur les actes qu'il a pu accomplir dans sa vie publique ou privée et les ratifications silencieuses (taqrîrât) de tel ou tel acte de sa part, sont intégrés dans des récits qu'on appelle des hadith ("dit") et dont l'ensemble forme la Sunna ("manière de vivre du Prophète").

La Sunna et le hadîth

La Sunna (encore appelée le hadith )   est un immense corpus littéraire qui s'est cristallisé au 3ème/9ème siècle après une longue période d'élaboration sur laquelle nous ne savons que peu de choses . Il est né de la nécessité historique de compléter le Coran ou de l'interpréter dans le cas où il était silencieux ou incomplet . Prenons l'exemple de la prière. Le Coran établit l'obligation générale de la prière (Coran 73.20, 20.14 etc.), sans cependant en donner la liturgie. C'est précisément à la Sunna qu' il revient de la donner: les formules à prononcer, les attitudes du corps, les ablutions, la préparation mentale (niyya).) Mais il n'y a pas de hadith qui nous indiquerait à lui tout seul la liturgie in extenso. On nous la fournit pour ainsi dire par bribes.

Un compagnon témoigne qu'il a vu le Prophète commencer la prière par telle ou telle formule (Bu 10.85.1), un autre qu'il la terminait par telle autre (Bu 10.149.2), qu'il élevait les mains à telle hauteur pendant l'invocation du début de la prière (Bu 10.85.1), qu'il procédait de telle manière à l'enchaînement de la prière (Bu 10.95.3), que pendant les ablutions il reniflait une, deux ou trois fois l'eau dans les narines (4.38.1).) Un hadith, c'est un témoignage ponctuel sur la vie du Prophète, ou sur l'une de ses paroles. C'est, en général, un texte fort bref de quelques lignes (3 à 10). Il y a des hadiths d'une page ou plus, mais ils sont extrêmement rares (cf. 1.1.3a, 1.1.6).) Ce sont des unités textuelles minimales qui ressemblent par certains traits aux logia néo-testamentaires. 

Mais l'analogie a ses limites. Les logia sont relies entre eux par une trame chronologique. Les hadiths sont classés soit par affinités ou par sujets (c'est le genre musannaf), soit par traditeurs (c'est le genre musnad). Quand il y a une trame chronologique, on passe à un autre genre littéraire, la Sîra. La Sîra, c'est la biographie théologique du Prophète, tout comme un Evangile, c'est la biographie théologique de Jésus. Mais précisément pour l'islam, la Sîra n'est pas canonique. Elles n'est pas considérée comme source de la théologie, de l'éthique et du droit. Ce sont le Coran et la Sunna qui jouent ce rôle.

Autrement dit, et c'est là un premier sujet d'étonnement pour un Occidental de tradition chrétienne, ce n'est pas la vie du Prophète dans son ensemble, dans son déroulement historique qui est considérée comme paradigmatique et normative, mais chacun de ses instants pris individuellement, comme figé dans un plan photographique ou cinématographique. L'islam a une conception atomistique du temps . et c'est chaque atome de la vie du Prophète qui est pour le musulman paradigme et norme.

Alors qu'il n y a qu'un seul Coran, il y a plusieurs recueils canoniques de hadiths, qui se sont imposes petit à petit dans la communauté musulmane par consensus, puisqu'il n'y a pas d'autorité dogmatique centrale en islam comme dans le catholicisme.

Ces recueils sont au nombre de six pour le sunnisme et de quatre pour le chiisme. Alors que sunnisme et chiisme reconnaissent le même Coran, ils s'opposent sur des recueils de hadiths différents.) Ils se sont constitués au 9ème siècle. Il s'agit pour le sunnisme de:

* Bukhârî (m. 256/870): al-Djâmi` as-Sahîh (en abrégé Sahîh), 7397 hadiths dont 2762 différents ( il y a, en effet, de nombreux doublets).

* Muslim (m. 261/875): al-Djâmi` as-Sahîh, environ 4000 hadiths différents, beaucoup plus si on compte les doublets

* Abu Dâwûd (m. 275/889): Kitâb as-Sunan, 5273 hadiths

* Tirmidhî (m. 279:892): Kitâb al-Djâmi`, 3956 hadiths)

* Nasâ'i (m. 303/915): Kitâb as-Sunan, environ 2800 hadiths.

* Ibn Mâdja (m. 273/886): Kitab as-Sunan: 4341 hadiths.)

 

Brève biographie de Bukhârî . Son oeuvre majeure: le Sahîh ("Recueil des traditions musulmanes")

Abû 'Abd Allâh Muhammad b. Ismâ'ïl b. al-Mughîra b. Bardizbah al-Dju'fî al-Bukhàrî naquit le vendredi 13 shawwàl 194 / 21 juillet 810 à Bukhârà en Iran (actuel Ouzbékistan) et mourut dans la nuit du samedi 30 ramadan (veille de la fête de la Rupture du Jeûne) 256 / 31 août 870 (âgé donc de 62 ans moins 13 jours) à Khartanak, localité située à deux parasanges de Samarcande.

Son arrière-grand-père Bardizbah était zoroastrien. Il le resta jusqu'à sa mort. Son fils, le grand-père de Bukhârî, Mughîra, se convertit à l'islam. Son père Abû 1-Hasan Ismâ'ïl b. Ibrahim était déjà un théologien fort scrupuleux. 

On sait peu de choses sur son apparence physique, sinon que c'était un homme de corpulence mince et de stature moyenne, ni grande, ni petite.

Il fut très tôt orphelin de père et il semble qu'il ait dans sa jeunesse des troubles de la vue.

Dès 205, il suivit des cours de hadith à l'école coranique. 

En 210, il se rend avec sa mère et son frère Ahmad à La Mecque pour y accomplir son pèlerinage. Ce fut le début d'une longue vie de voyages (16 ans) à la recherche du hadith auprès des maîtres les plus compétents de l'époque (on dit qu'il en rencontra plus de mille !), du Khurasân à l'Egypte.

  A l'âge de dix-huit ans, il se mit à compiler les biographies des compagnons du Prophète et des tâbi'ûn (musulmans de la deuxième génération), ainsi que leurs dires. Il composa ainsi le Ta'rîkh, un ouvrage sur la biographie des traditeurs de hadiths, près de la tombe du Prophète, la nuit, au clair de lune.

Buhhârî raconte ainsi, aux dires de Baghdâdî, comment lui vint l'idée de composer son fameux Sahîh:

"J'étais chez Ibn Ishâq b. Râhûya, et l'un des invités s'exclama: " - Si seulement quelqu'un pouvait composer un compendium des traditions du Prophète ! ". Cette remarque fit son chemin dans mon coeur et, suite à cela, je me mis à composer le Kitâb al-Djâmi' [as-Sahîh].

Bukhârî poursuit:

"J'ai extrait ce livre d'une masse de six-cent mille hadiths. Je n'ai inséré dans le Djarni' as-Sahîh que des traditions absolument authentiques et ai laissé de côté celles qui me semblaient trop longues. [...] J'ai compilé le Sahîh seize ans durant, et je l'ai rédigé comme une Preuve entre Dieu et moi".

C'était un homme d'une grande piété:

"Je n'ai inséré aucun hadith dans le Kitâb al-Djâmi' avant d'avoir procédé aux ablutions majeures et d'avoir prié deux cycles de prières.

Il composa les titres introductifs à chaque chapitre (tardjama) entre la tombe et la chaire du Prophète et priait également deux cycles de prières pour chaque tardjama. Durant le mois de Ramadan, rapportent Baghdâdî et Subkî, Bukhârî récitait à chaque cycle de prière vingt versets coraniques et cela jusqu'à terminer le Coran. À l'aurore, il récitait entre un tiers et la moitié du Coran. Pendant la journée, le Coran tout entier. Sa concentration était telle que rien ne pouvait le distraire: un jour une guêpe le piqua dix-sept fois, sans qu'il n'interrompit sa prière. 

Sa pauvreté était non moins proverbiale. Baghdâdî nous rapporte l'anecdote suivante. Ses disciples suivaient un jour un cours de hadith. Puis ils le perdirent de vue quelques jours. Ils partirent alors à sa recherche et le trouvèrent dans une maison, complètement nu. Il ne possédait plus rien. Ses disciples se cotisèrent donc pour lui racheter des habits.

Son ardeur à l'étude dépassait l'imagination. Au cours de l'un de ses voyages, l'un de ses disciples le vit se lever en une seule nuit de quinze à vingt fois, allumer un feu pour faire de la lumière, afin de compiler des hadiths.

Petit à petit, il conquit une immense notoriété et fut considéré comme le plus grand théologien de son temps:

Il eut aussi à souffrir de nombreuses jalousies. Accusé d'hétérodoxie par Muhammad b. Yahyà al-Dhuhlî, qui ne supportait pas que Bukhârî eût un nombre plus grand d'auditeurs que lui, sous prétexte qu'il soutenait que le dogme du caractère incréé du Coran ne s'appliquait pas à sa récitation, il dut quitter Nîsâbûr pour Bukhârà. Mais de nouveaux ennuis l'attendaient. Le gouverneur Khâlid b. Ahmad al-Dhuhlî avait demandé à Bukhârî qu'il consacre des séances privées à ses enfants dans leur propre maison. Ce qu'il refusa. Il fut donc expulsé de Bukhârà et mourut à deux parasanges de là, à Khartanak.

 

Le hadith  1.1.2 "Comme le tintement d'une clochette": ou la question de la conscience prophétique de Mohammed

Traduction

'Abd Allâh b. Yûsuf (1) nous a transmis ceci, par tradition orale de maître à élève: Mâlik (2)  nous a rapporté, dans son enseignement, ceci sur l'autorité de Hisham b. 'Urwa (3), qui le tenait sur l'autorité de son père, lequel le tenait sur l'autorité de 'Âisha (5), la Mère des Croyants, selon laquelle:

(1) al-Hârith b. Hishâm (6) interrogea l'Envoyé de Dieu:

  1. - O Envoyé de Dieu, comment te vient la Révélation ?
  2. L'Envoyé de Dieu répondit:
  1. - Parfois elle vient à moi comme le tintement d'une clochette et c'est là ce qui m'est le plus pénible. (7)
  2. Puis elle me quitte (8) et alors j'ai retenu ce qu'elle m'a dit.
  3. Parfois l'ange m'apparaît comme un homme  (9) et je retiens ce qu'il m'a dit.
  4. 'Â'isha ajoute:

" Je l'ai vu (10)  alors que Révélation descendait sur lui, un jour de froid intense. Puis elle cessa. Son front était trempé de sueur ".

Remarques:

Ce hadith pose de nombreux problèmes de compréhensions et présente de nombreuses variantes.

Tel qu’il est ici, on apprend que la Révélation apparaît sous la forme d’un phénomène sonore : le tintement d’une clochette ou une parole .

Dans le premier cas (celui du tintement d’une clochette) le support du phénomène sonore est laissé complètement dans l’ombre : s’agit-il aussi d’un ange qui produit ce phénomène, ou peut-être Dieu lui-même ? Le doute que laisse plainer la formulation donne un caractère très mystérieux et très archaïque au phénomène de la Révélation. Remarquer que cette modalité de la révélation est présentée comme la plus pénible.

Dans le deuxième cas, on nous dit explicitement que c’est un ange qui est à l’origine du phénomène sonore, ici la Parole. Cet ange a pris forme humaine.

Les commentateurs classiques se sont beaucoup intéressés à ce hadith et notamment à la question : pourquoi la première modalité est-elle plus pénible que les autres ?

Qastallânî (m. en 1517) : il est plus difficile de comprendre un message à partir d’un tintement de clochette que d’un discours humain. C’était chose pénible parce qu’il fallait que le Prophète concentre toutes les facultés de son cœur pour comprendre ce qu’il entendait sous la forme d’une réverbération d’une cloche.

‘Asqalânî (m. en 1448) : quand Dieu parle, il ne parle pas comme parlent les hommes. La locution divine n’est pas de l’ordre de la locution humaine. L’audition de la parole divine n’est pas non plus de l’ordre de l’audition de la parole humaine . C’est précisément cela qui est pénible pour le Prophète. Le Prophète, en effet, recevait des révélations de la même manière que les anges en reçoivent. Il s’agissait donc pour le Prophète de les traduire en langage humain, ce qui représentait une difficulté supplémentaire.

Pour plus de détails sur la question de la conscience prophétique du Prophète de l'islam voir ici.

 

Notes:

(1) Abd Allah b. Yûsuf at-Tinnîsî ad-Dimashqî, mort en 218/833, souvent cité dans le Muwatta' (Q L56, 'A L24).

(2) Abu 'Abd Allâh Mâlik b. Anas al-Asbahî (Médine entre 90/708 et 97/715 - Médine 179/795), fondateur de l'école malekite, compta parmi ses maîtres Rabî'a b. Farrûh (m. 136/753 ou 133/750), Zuhrî, Hisham b. 'Urwa, Nâfi', le mawlà (affranchi) d'Ibn 'Umar (FS p. 457 s).

(3) Hishâm b. 'Urwa b. az-Zubayr al-'Awwâm al-Qurasî ( Médine v. 61/680 - Bagdad 145 ou 146/763), tâbtî, traditionniste et faqîh, vécut à Médine et Bagdad. Il connut les Compagnons 'Abd Allâh b. 'Umar, Djâbir b. 'Abd AUâh, Anas b. Mâlik et Sahl b. Sa'd. Il transmit des traditions de son père 'Urwa et de son oncle 'Abd Allah b. az-Zubayr, de Zuhrî et d'autres. Transmirent des traditions de lui; Mâlik b. Anas, Ibn Gurayg, Sufyân at-Tawrï, Sufyân b. 'Uyayna, Wakî' b. al-Garrâh (Q ibid^ FS p. 88-89).

(4) Abu 'Abd AUâh 'Urwa al-Madanî (m. 94 h.), l'un des sept fuqahâ (Q ibid).

(5) 'Â'isha, fille d'Abû Bakr, n'avait que sept ans lorsque le Prophète l'épousa en 620. Mais le mariage ne fut consommé qu'en avril ou juin 623. Pendant neuf ans, elle fut la personne la plus intime du Prophète. Un grand nombre de traditions, on cite le chiffre de 1210, nous sont parvenues par son entremise. Les sources musulmanes nous la présentent comme une femme très intelligente, elle avait, semble-t-il un goût très prononcé pour les lettres et passait pour être l'une des plus grandes juristes de l'islam. Elle savait lire et certains auteurs affirment même qu'elle possédait un exemplaire du Coran à elle. Elle prit part aux expéditions militaires de Muhammad et fut une infirmière courageuse sur les champs de bataille. C'est dans ses bras que le Prophète est mort, selon la tradition sunnite. Elle était alors âgée de 18 ans. Elle eut des activités politiques, s'opposa à la politique de 'Uthmân, et plus tard à 'Alî. Elle se ligua contre lui avec Talha et Zubayr lors de la célèbre bataille du chameau (décembre 656). A partir de 29 h. (651), elle s'était retirée pour quelque temps à côté de la chambre funéraire de son mari. Elle mourut en 97/677, et fut inhumée au cimetière de Bâqi' à Médine.

(6) Al-Hârith b. Hishâm al-Makhzûmî, frère d'Abû Djahl, l'un des plus éminents Compagnons du Prophète. Il s'est converti à l'islam l'année de la prise de La Mecque et mourut en martyr lors de la conquête de Damas, en 15 h. (Q 1.57, 'A ibid).

(7)  Il y a de nombreuses variantes, notamment 

G:  "A chaque fois, c'est l'ange qui vient; parfois comme un tintement de clochette '

H: "Elle vient à moi accompagnée d'un tintement comme le tintement d'une clochette".

(8)  En fonction de la vocalisation, on peut aussi comprendre:

  1. Puis cela (c-à-d le caractère pénible du phénomène) m'abandonne (leçon d'Abû 1-Waqt).
  2. Puis il (c-à-d l'ange) est séparé de moi [ passif nécessité par la transcendance de Dieu ] (leçon de Yunînî)

(9)   Il  faut comprendre: "un homme de sexe masculin"

E :  "Parfois elle vient sous la forme d'un homme ou d'un ange".

(10) C-à-d: j'ai vu le Prophète."

 

Voir aussi

Sunna et hadîth  Le Sahîh de Bukhârî  Le Sahîh en tant qu'ouvrage de théologie Biographie de Bukhârî  

 

Sources: 

Dhahabî (m. 748/1348), Kïtâb tadhkirat al-huffâz, Hayderabad, 1968,4 vol., n. 578; Al-Hâfiz al-Baghdâdî (m. 463 h.), Ta'rîkh Baghdâd, Beyrouth 1969, 14 vol., vol. II p. 4-34; Tâdj ad-dîn as-Subkî (m. 771 h.), Tabaqât ash-shâfi'iyya vol II p. 4-34; Ibn Hadjar al-'Asqalânî (m. 852/1449), Tahdîb at-tahdîb, 12 vol., Beyrouth, 1968, vol. 9 ,p. 47-55.

'Asqalânî, Fath al-bârî bi sharh Sahîh al- Bukhârî

Qastallânî, Irshâd as-sârî ilâ Sharh Sahîh al-Bukhârî

Fuat Sezgin, Geschichte des Arabischen Schrifttums

Houdas, Marçais, Les traditions islamiques