Accueil du cours M1 Accueil du site Islamica    Accueil du site Orient   Le portail du monde musulman

<------

------>

Sourate 18: Moïse et le Serviteur de Dieu (v. 65-82)

© Ralph Stehly, Professeur d’histoire des religions, Université de Strasbourg  

 

Texte coranique (traduction Denise Masson) 

65 Ils trouvèrent un de nos serviteurs à qui nous avions accordé une miséricorde venue de nous et à qui nous avions conféré "une Science émanant de nous.

   66  Moïse lui dit :" Puis-je te suivre pour que tu m'enseignes ce qu'on t'a appris concernant une voie droite ? "

   67 II dit : " Tu ne saurais être patient, avec moi .

  68 Gomment serais-tu patient, alors que tu ne comprends pas ? " :

 69 Moïse dit : " Tu me trouveras patient, si Dieu le veut, et je ne désobéirai à aucun de tes ordres ".

70 Le Serviteur dit : " Si tu m'accompagnes, ne m'interroge sur rien avant que je t'en donne l'explication ".

 

Verset 65

Comme les jeunes gens de la caverne, le Serviteur de Dieu a reçu une " miséricorde " venue de Dieu.

Cette miséricorde lui donne un statut particulier. Le serviteur est l'objet d'une élection divine. Mais il a quelque chose en plus: " Nous lui avions conféré une Science émanant de nous ". La science, c'est la science surnaturelle de Dieu, de qui connaît le mystère des choses, grâce à laquelle on peut aller au delà des apparences, ou comme le dit la théologie islamique passer du zâhir au tin, c-à-d de l'extérieur à l'intérieur, de l'apparent au mystérieux., ou encore de l'exotérique à l'ésotérique. Savoir ésotérique réservé aux prophètes que Dieu a librement élus, pour les sunnites, que Mohammed reçut au moment de son ascension, et qui pour les chiites est l'apanage de l'imam suprême, successeur d'Ali.

Remarquer comment en islam le mystère divin est connoté par des termes qui réfèrent à des qualités corporelles: rahma (miséricorde= vient de rihm (matrice), zâhir vient de zahr (le dos), tin vient de batn (le ventre).

Dans le Coran recevoir une science de Dieu signifie être prophète. Le Serviteur de Dieu est donc un prophète.

Verset 66

Mais la théologie islamique, en particulier Râzî verra dans le serviteur de Dieu dont il est question ici dans ce passage un prophète d'une espèce supérieure, parce que, dit-il, la question posée par Moïse " puis-je te suivre ? " est en fait une demande pour devenir disciple. Suivre quelqu'un, comme dans le NT (akoloutheô), c'est devenir disciple d'un maître. La voie droite, c'est l'islam.

Ce prophète, maître de Moïse, c'est al-Khadir ou al-Khidr, c-à-d Elie, en tant que super-prophète.

Versets 67-70

sont destinés à montrer que Moïse accepte, bien qu'il fût lui aussi prophète, toutes les conditions de l'état de disciple, qui sont passablement humiliantes: non seulement être patient, ce qui se conçoit fort bien, mais aussi le silence; et il lui faut avouer qu'en fait il ne sait rien, ou plus exactement qu'il ne connaît pas l'au-delà des choses.

Remarquer l'utilisation de l'expression " si Dieu le veut ", dont Dieu avait reproché l'oubli aux v.? 23-24.

Les trois actions symboliques (v. 71-77)

71.  Ils partirent tous deux et ils montèrent sur le bateau. Le Serviteur y fit une brèche. Moïse lui dit : " As-tu pratiqué une brèche dans ce bateau pour engloutir ceux qui s'y trouvent ? Tu as commis une action détestable ! "

72.  Il répondit : " Ne t'avais-je pas dit que tu ne saurais être patient avec moi  ? "

73 Moïse dit : " Ne me reproche pas mon oubli; ne m'impose pas une chose trop difficile ! "

74 Ils répartirent tous deux et ils rencontrèrent un jeune homme. Le Serviteur le tua. Moïse lui dit :" N'as-tu pas tué un homme qui n'est pas un meurtrier ? Tu as commis une action blâmable !  "

75 Le Serviteur dit : " Ne t'avais-je pas dit que tu ne saurais être patient avec moi ? "

76. Moïse dit :  " Si désormais je t'interroge sur quoi que ce soit, ne me considère plus comme ton compagnon; reçois mes excuses ".

77 Ils repartirent tous deux et ils arrivèrent auprès des habitants d'une cité  auxquels ils demandèrent à manger; mais ceux-ci leur refusèrent l'hospitalité. Tous deux trouvèrent ensuite un mur qui menaçait de s'écrouler. Le Serviteur le releva. Moïse lui dit : " Tu pourrais, si tu le voulais, réclamer un salaire pour cela ".

Versets 71-77:

consiste en trois actions symboliques suivies par l'explication de la signification ésotérique de ces actes (v. 78-82)..


Les trois actes accomplis par le Serviteur de Dieu ont ceci de commun qu'ils violent tous la loi islamique, telle qu'elle est déjà formulée dans le Coran.

a) verset 71 est au moins une tentative d'homicide collectif. On ne nous duit pas clairement si elle a réussi. La question de Moïse laisse subsister le doute " As-tu pratiqué une brèche dans ce bateau pour engloutir ceux qui s'y trouvent ? Tu as commis une action blâmable.

b) verset 74: il s'agit d'un homicide volontaire, sans mobile apparent, sans vendetta : " N'as-tu pas tué un homme qui n'est pas un meurtrier ? 

c) le verset 77 présente une structure inverse par rapport aux deux actions symboliques précédentes. Jusqu'à présent Al-Khadir avait commis des actions blâmables vis-à-vis de gens qui apparemment ne le méritaient pas. Ici , au contraire, Al-Khadir. Est lui-même victime d'une action contraire à la morale: on lui refuse l'hospitalité, qui est un devoir imposé par Dieu à l'humanité, alors qu'il avait là motif à vengeance. Il répond, au contraire, par un acte de bonté gratuit: il relève le mur.

On dirait en langage moderne qu'il y a subversion des valeurs. Le problème posé par le comportement d' Al-Khadir à Moïse est celui du sens de cette subversion.

La structure est facile à discerner. Chaque acte d'Al-Khadir est suivi d'une protestation indignée de Moïse: v. 71 " Tu as commis une action blâmable ", v. 74 " Tu as commis une action détestable ".

Le verset 72 est l'exact parallèle du verset 75: " Il dit; Ne t'avais-je pas dit que tu ne saurais pas être patient avec moi ".

Comme dans tout récit mythique, les cas qui sont présentés sont des cas paradigmatiques, ils figurent des actes qui peuvent se reproduire dans n'importe quelle vie humaine. Le naufrage d'un bateau avait le même caractère de fatalité implacable qu'un accident d'avion de nos jours, et on appréhendait à l'époque autant de monter dans un bateau que certains d'entre nous sont angoissés à l'idée de prendre l "avion.

Le meurtre sans mobile apparent est le symbole même du scandale révoltant.

L'explication (v. 78-81)

 78. " Le Serviteur dit : " Voilà venu le moment de notre séparation ;  je vais te donner l'explication  que tu n'as pas eu la patience d'attendre"

79.  Le bateau appartenait à de pauvres gens qui travaillaient sur la mer. j'ai voulu l'endommager, parce que, derrière eux, venait un roi qui s'emparait de tous les bateaux.

80. Le jeune homme avait pour parents deux croyants : nous avons craint qu'il ne leur imposât la rébellion et l'incrédulité

81 et nous avons voulu que leur Seigneur leur donne en échange un fils meilleur que celui-ci, plus pur et plus digne d'affection.

82 Quant au mur : il appartenait à deux garçons orphelins, originaires de cette ville. Un trésor qui leur es"t destiné se trouve dessous. Leur père était un homme juste et ton Seigneur a voulu qu'ils découvrent leur trésor à leur majorité. comme une miséricorde de ton Seigneur. Je n'ai pas fait tout cela de ma propre initiative : Voici l'explication que tu n'as pas eu la patience d'attendre ! "

 

Versets 79-81: c'est l'explication: un texte extrêmement subtil du point de vue de la formulation.

Verset 78: comme toute relation d'enseignement, celle-ci n'est que temporaire, et c'est au seuil de la séparation que le Serviteur de Dieu va donner l'explication de sa conduite. Il y a un fait linguistique remarquable dans l'explication du Serviteur.

Verset 79: " J 'ai voulu "

verset 81: " Nous avons voulu " (nous = deux " je ", le je du Serviteur et le je divin)

Verset 82: " Ton Seigneur a voulu ".

Le grand mystique Hallâdj a vu dans cette progression vers la 3ème personne, les 3 étapes de l'union mystique. Le je --> le nous --> le il. Dans le "nous" il y a deux "je", dans le "il" il n'y a plus que Dieu. La volonté du Serviteur disparaît progressivement dans celle de Dieu, elle est progressivement subsumée par celle de Dieu. Ce qui est confirmé par la fin du verset 82: Je n'ai pas fait cela de ma propre initiative.

Derrière l'agir du Serviteur, c'est donc l'agir de Dieu qu'il faut voir. Le véritable auteur de ces actes apparemment révoltants est en fait Dieu. Or Dieu, selon l'islam, n'agit qu'en fonction de sa propre logique, la logique de l'Inconnaissable, de sa hikma, et non selon la logique humaine. Les hommes sont liés par la charia, mais pas Dieu. Les actes de Dieu transcendent la Loi.

Comment peut-on caractériser cette logique divine ?

Il vaut mieux que le bateau soit endommagé plutôt qu'il tombe entre les mains d'un pirate (impie).

Il vaut mieux qu'un homme meure plutôt que de voir se répandre la non-foi (kufr).

Mieux vaut ne pas réponde à une violation du droit d'hospitalité, et même gratifier les ingrats d'un bienfait apparemment gratuit plutôt que de léser deux orphelins (croyants).

C'est une logique du moindre mal en faveur des croyants. Dieu agit en fonction du moindre mal des croyants, même si apparemment les maux qui arrivent sont absurdes. En fait, ils ne sont absurdes que parce que l'homme n'a pas la vue d'ensemble de la situation et ne maîtrise pas l'ensemble des données, alors que Dieu en fonction de sa préscience et de son omniscience, lui, a la maîtrise de l'ensemble des données.

Apparemment, exotériquement, il est absurde et injuste que des gens pauvres – c-à-d croyants – souffrent de l'avarie de leur outil de travail. Mais cet événement a un sens aux yeux de Dieu, puisque la brèche provoquée par Dieu vise à empêcher un mal plus grand, la capture du bateau. Mais c'est une logique qui relève de l'Inconnaissable.

Qu'un jeune homme soit tué sans motif est un événement scandaleux, mais non du point de vue ésotérique que Dieu seul connaît, car par là Dieu voulait empêcher un mal encore plus grand: l'extension de l'impiété.

Apparemment, exotériquement, il est anormal que le Serviteur de Dieu ne sanctionne pas la violation de la loi de l'hospitalité dont il a été victime. Il est encore plus anormal, toujours d'un point de vue exotérique, que le Serviteur de Dieu réponde à cette violation par un acte apparent de pure bonté à l'égard d'un habitant de cette cité: relever un mur écroulé sans demander de salaire. Mais tout s'éclaire d'un point de vue ésotérique que Dieu seul connaît: Dieu voulait par là sauvegarder l'avenir de deux orphelins (croyants).

Al-Khadir ( d'après Louis Massignon, Elie et son rôle transhistorique en islam, in Opera Minora, I, 142-160).

L'interlocuteur de Moïse dans la sourate 18 est anonyme. Mais la tradition islamique l'a très tôt identifié avec Al-Khadir (" le Vert ", cf. le vert qui est la couleur liturgique de l'islam); c'est le nom d'Elie dans la mystique islamique, qui, par ailleurs, est également appelé Ilyâs. Ce nom vient de la tradition juive par le grec. Il y a donc dans cette sourate un dialogue entre Moïse et Elie, qui sont associés ici, comme ils le sont dans la tradition chrétienne dans la scène de la transfiguration de Jésus (Mathieu 17 et //). Elie signifie " Yahvé est mon Dieu ".

Dans cette sourate, Al-Khadir joue le rôle de directeur spirituel, d'initiateur de Moïse, de murshid. Or dans la tradition islamique, Al-Khadir est le directeur spirituel universel. Les premiers mystiques de l'islam se sont référés à lui comme à leur inspirateur. Al-Khadir est vénéré selon le calendrier solaire arabe le 20 Tammûz (20 juillet) et le 6 Ayyâr (6 mai).

De nombreux lieux lui sont consacrés.

A Haïfa; la grotte de Khadir Ilyâs sous l'église-mère de l'ordre latin du Carmel et à 24 km au sud à la Mukhraqa (lieu de l'incendie) où le feu brûla devant Elie et les prêtres de Baal lors de la scène de l'ordalie.

A Sainte-Sophie d'Istamboul.

A Kûfa (Irak) au Masdjid Sahla où les chiites l'invoquent pour qu'il réapparaisse pour annoncer la venue du Mahdî.

Divers Maqâm Al-Khadir (stations d'Al-Khadir) à Bagdad, à Koweït, en Egypte, en Syrie (au Nayrab près d'Alep).

A la fin du " jeûne de la Vierge Marie " (dit aussi " jeune muet " comme celui de Maryam  (Marie) au Temple, au Mihrab de Zacharie, avant qu'elle ne conçoive Jésus), les jeunes filles lisent la sourate 19 et 18.

Si Al-Khadir est tellement vénéré dans l'islam, c'est qu'il a le don d'ubiquité, ce qui le met invisiblement à la disposition de tout aspirant à la vie parfaite, fût-il Moïse.

L'action de ce directeur spirituel invisible a commencé en islam par des visions privées accordées à des mystiques: Dhû n-Nûn Misrî, Bayâzid Bistamî, Tirmidhî.

Tout âme doit goûter la mort " (Coran 21.36), mais Al-Khadir est immortel.

Ce rôle de directeur spirituel d 'Al-Khadir est passé dans le christianisme occidental (Elie était déjà dans l'Eglise grecque " le conseiller privé des âmes zélées ", avec la fondation de l'ordre latin du Carmel, il devint le directeur spirituel de l'Eglise et en particulier l'inspirateur théologique de deux des plus grands mystiques de l'Eglise catholique: Saint Jean de la Croix (1542-2591) et Sainte Thérèse d'Avila (1515-1582).

L'islam apelle khadiriyya l'assistance spirituelle invisible d'Al-Khadir, celle qui le rend présent dans le secret des coeurs à la recherche de Dieu. La dévotion populaire a cherché à localiser les déplacements d'Elie en dessinant la carte géographique des déplacements d'Al-Khadir dans le monde.

Il réside normalement à l'esplanade du Temple de Jérusalem (al-haram al-charîf) dans la partie nord du mur d'enceinte oriental qui domine le Cédron entre le Bâb al-Rahma et le Bâb al-Asbât. C'est pour cela que Ghazâlî vint là vivre en retraite pour écrire son Ihyâ 'Ulûm ad-dîn.

Le vendredi, Al-Khadir prie en cinq lieux: à La Mecque (au Haram), à Médine, à Jérusalem, à Qubâ (près de Médine), et au Sinaï. Il ne rompt le jeûne que tous les deux vendredis. Il passe le Ramadân à Jérusalem. Puis il va passer le hajj  (le pélerinage majeur) à La Mecque. Il assiste debout, invisible, au wuqûf (prière station debout) de 'Arafât. Il participe alors au concile annuel des saints chargés de répartir les lots de grâce (arzâq) entre les croyants durant l'année. Dans ce concile se trouve en plus d'Al-Khadir: Hénoch, Jésus, Michel, Gabriel, Isrâfîl  (l'ange qui annoncera les temps derniers) et des fondateurs d'ordre mystique: Rifâ'î, Dasâqî, Djîlânî.

A la fin des temps, Al-Khadir reviendra personnellement avec les 7 jeunes gens du début de la sourate 18. Il sera à la tête de l'avant-garde de l'armée du Mahdî, pour la guider jusqu'à Jérusalem et y ramener Jésus. Il sera alors tué par l'Antichrist.

Dans le chiisme il y a aussi des apparitions de consolation, de conseil spirituel lors des catastrophes. C'est la longue liste des appatitions d'Al-Khadir dans la tradition chiite. Il apparut au Prophète et à sa fille douloureuse Fâtima et à ses descendants persécutés, notamment à Hassan, fils de Fâtima et de 'Alî (et donc petit-fils du Prophète) lors du drame de Kerbéla. Mais même des sunnites comme Ibn 'Abd al-Barr et Abû d-Dunyâ croient que Al-Khadir a lavé avec 'Alî le corps du Prophète (sur le décès du Prophète, voir ici).

 

Sources:

Louis Massignon, Elie et son rôle transhistorique en islam, in Opera Minora, I, 142-160.

Traductions du Coran

1) en français: Denise Masson (coll. Folio), Régis Blachère (préférer l'édition de 1949 avec classement des sourates par ordre chronologique) , Hamidullah, Jacques Berque, Sami Aldeeb (sourates par ordre chronologique)

2) en allemand: Rudi Paret (Kohlhammer)

Commentaires du Coran en langue arabe:

Commentaire du Coran par Tabarî

Commentaire du Coran par Râzî

  Site de la fondation Âl al-Bayt  (Jordanie)  sur les sciences coraniques: http://www.altafsir.com (nombreux commentaires classiques)

Commentaires du Coran (en langues européenne)

Le Coran, trad. H. BOUBAKEUR (comporte un commentaire)

Der Koran, Übersetzung von Rudi PARET, Kommentar und Konkordanz, Kohlhammer, Stuttgart

Muhammad ASAD, The Message of the Qur'ân, translated and explained by, Dubai, 2003

Maurice GLOTON, Une approche du Coran par la grammaire et le lexique, 2500 versets traduits- lexique coranique complet, Albouraq, Beyrouth, 2002

Autres:

Denise Masson, Le Coran et la Révélation judéo-chrétienne

H. Speyer, Die biblischen Erzählungen im Koran

 

 

 

 

 

 
 

  Francité