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Ralph Stehly

Un traité d'éthique islamique: le Kitâb al-Kabâ'ir de Shams ad-dîn al-Dhahabî (11)

Chapitre deuxième:

Quelques points de repère sur l'élaboration de la doctrine  des fautes graves dans le sunnisme

(nombre et définition)

 

D. La position d'Ibn Hadjar al-Haytamî (m. 971/1565) (1)

Avant d'en arriver à sa propre liste, Ibn Hadjar énumère huit définitions possibles de la faute grave, déjà évoquées par les Compagnons.

1) La faute grave est ce à quoi est attaché une menace violente selon le Coran et la Sunna. (Certains docteurs laissent de côté le mot de violent, arguant que de la part de Dieu toute menace est violente).

2) Toute désobéissance punie de hadd (théorie de Baghawî) (2)

Ibn Hadjar souligne que Râfi'î (3) préfère la première solution, parce que. d'après la Sunna, il y a beaucoup de fautes que l'on considère généralement comme graves qui ne sont pas punies de hadd (usure, détournement des biens de 1 ' orphelin).

3) Tout ce que le Coran a déclaré harâm, tout ce dont la catégorie (djins) est punie de hadd,  tout abandon d'un devoir de stricte obligation (farîda) dû immédiatement (ex : faux témoignage ou faux serment). A ces trois critères al-Harawî  (4) dans son Ishrâf et Shurayh (5)  dans son Rawda en ont ajouté un quatrième:  toute opinion contraire au consensus des docteurs (idjmâ').

4) Shafi'î se rallie à la position de Râfi'î. On ne peut en effet déterminer la gravité d'une faute par la seule constatation du peu d'attention que le coupable apporte aux devoirs religieux. Bien plus, celui-ci garde souvent une bonne réputation qui n'entache en rien son honorabilité. Mais, précise Ibn Hadjar, on peut objecter la chose suivante à la position de Shâfi'î : l'individu qui usurpe (ghasb) une somme au-dessous du minimum légal (nisâb) se rend coupable d'une faute légère et pourtant on n'a pas bonne opinion de lui. Ce serait donc par analogie (qiyâs) une faute grave. De même., le flirt ( qubla ) avec une étrangère est une faute légère, et pourtant les gens n'ont pas bonne opinion du coupable. Toutefois, selon le critère n° 5 tous deux sont des fautes graves sans conteste possible. L'insuffisance de la définition de Shâfi'î incita Mâwardî (6)  à élargir ainsi cette définition : est faute grave tout ce qui est puni de hadd ou ce qui est concerné par une menace grave.  Ibn 'Atiyya  (7)  penche dans la même direction: "Est faute grave tout ce qui est puni de hadd ou tout ce qui est concerné par une menace infernale ou une malédiction".

5) C'est la définition de Mâwardî citée ci-dessus : la conséquence en est que la faute légère se définit comme étant tout ce en quoi il y a une légère transgression de la loi (ithm).

6) Théorie d'Ibn ar-Rifa'a (8)

C'est tout ce qui est interdit en soi. Si la faute est concernée par deux ou plusieurs niveaux d'interdiction, c'est une turpitude (fâhisha). Ex. la fornication est faute grave, mais la fornication avec la voisine est turpitude.  Si le délit est d'un degré au-dessous de ce que précise le texte normatif (mansûs), c'est une faute légère. Par contre, si le délit est commis d'une manière qui inclut deux ou plusieurs niveaux d'interdiction (tahrîm), c'est une faute grave. Ex. si l'étreinte et l'attouchement sont des fautes légères, mais si ces actes sont accomplis avec l'épouse du voisin, c'est une faute grave.

Autre théorie: la faute légère se transforme en faute grave si une faute apparentée se joint à elle, et de même une faute grave se transforme en turpitude si une faute apparentée se joint à elle, sauf l'impiété

7) Tout acte que le Coran a prohibé expressément. Il s'agit de quatre délits: consommer de la charogne et du porc,prélever sur les biens de l'orphelin, fuir le combat lors du djihâd.

8) Al-Wâhidî (9) soutient dans son Basît qu'aucune définition qui permette un dénombrement des fautes graves n'est possible à 1'homme. Sinon, les  gens commettraient inconsidérément les fautes légères les rendant ainsi licites. Les fautes graves ne peuvent donc être dénombrées, d'autant plus que certaines désobéissances sont  taxées dans la Sunna tantôt de fautes graves, tantôt de fautes légères. D'autres enfin ne sont pas qualifiées du toute.

Mais, termine Ibn Hadjar, la plupart des docteurs affirment que les fautes graves peuvent être connues par le détail. Mais ils divergent sur le point de savoir si on peur, les connaître par définition (hadd), règle ( dâbit) ou dénombrement ( 'add) .Quelles sont les opinions des Modernes (muta'akhkhirûn) à ce sujet ? Peut-on trouver une règle permettant de déterminer la gravité des fautes, pour celles qui ne sont pas énumérées explicitement dans la Sunna?  Al-Ghazâlî définit ainsi la faute grave: c'est toute désobéissance que l'homme commet sans être saisi ni de crainte ni de regret. On ne peut donc connaître par le détail le nombre des fautes graves,  cela n'aurait pu se faire que par le biais d'une Audition (samâ'). Al-'Alâ'î (10) conteste cette théorie en faisant remarquer qu'ainsi un homme qui forniquerait et s'en repentirait n'aurait pas commis de faute grave. Toutefois, on peut admettre cette théorie pour les fautes graves non déterminées (par la Sunna ou le Coran).

Al-Djalâl al-Bulqînî  (11) conteste à son tour al-'Alâ'î: tous ceux qui avancent des définitions des fautes graves ne pénètrent pas nécessairement dans le domaine des kabâ'ir déterminées. Au contraire, la règle de Ghazâlî concerne les fautes graves non déterminées. Ibn 'Abd as-Salâm (12) établit la distinction entre faute grave et faute légère en comparant la vilenie (mafsada) de la faute en question à la vilenie des fautes- déterminées par un texte normatif . Si celle-ci est moindre que le plus petite des fautes graves, c'est une faute légère. Sinon c'est une faute grave.

Mais à cela al-Adhra'î  (13) objecte:  comment réussir à cerner l'ensemble des fautes graves déterminées  par un texte normatif, de manière à prendre en considération la moins vilaine et à comparer celle-ci à la faute en question ? Cela est difficile. A cela al-Bulqînî répond que ce n'est pas difficile, si on rassemble ce qui est sain du hadîth à ce propos. Ibn Hadjar concède que c'est malgré tout malaisé, parce qu'on ne peut supposer pouvoir rassembler tout ce que les hadîth-s on dit de sain à ce sujet. Cerner même l'ensemble des vilenies jusqu'à connaître la moins vilaine est rare, d'une extrême difficulté, voire impossible, parce que le Législateur n'a pas voulu de cela. Autre objection que l'on peut faire à Ibn 'Abd as-Salâm: l'individu qui insulte Dieu, méprise un des prophètes, enduit la Ka'ba ou le Livre de saleté, son délit est une des fautes les plus graves qui soient, bien que le Législateur ne l'ait point indiqué expressément. Cette objection peut cependant être écartée par la remarque suivante s ces fautes sont à ranger sous le chapitre de I'associationnisme qui, lui, est la première  des fautes graves déterminées.

Mais revenons au raisonnement d'Ibn 'Abd as-Salâm:  il prend les exemples suivants comme application de sa définition. Si quelqu'un livre une femme muhsan à autrui pour fornication, ou un musulman à autrui pour qu'on le tue, indubitablement la vilenie d'une telle faute  est plus grave que celle résultant d'un détournement de biens  appartenant à l'orphelin. En conséquence de quoi certains docteurs!ont établi la règle suivante afférente aux fautes graves: toute faute concernée par une menace, une peine hadd ou une malédiction fait partie des fautes graves. Dans cet ordre d'idées, déplacer les bornes d'une propriété est faute grave à cause de la malédiction qui y est attachée. Autre exemple (14) :  l'individu qui recourt à la dépravation que constitue la consommation de boissons fermentées, son acte n'est rien d'autre que de l'ivresse et de l'altération de la raison. Si on considère cet acte en lui-même, :m 'en déduit nécessairement que boire une seule goutte de boisson fermentée ne constitue pas une faute grave, parce que cet acte est exempt de la dépravation sus-mentionnée. Mais c'est une faute grave en vertu d'une autre dépravation, l'encouragement à boire davantage. Cette analogie (iqtirân) le constitue faute grave .

Pour Al-Bârizî  (15)  est grave toute faute à laquelle est attachée une menace ou une malédiction dans le nass du Coran ou de la Sunna ou dont on sait que sa vilenie est semblable à la vilenie d'une faute à laquelle est attachée une menace, une peine hadd ou une malédiction, ou dont la vilenie est encore plus considérable, ou qui, s'aggravant d'une négligence dans les devoirs religieux, point (ash'ara) sans conteste vers la plus petite des fautes graves déterminées. Par exemple, si l'on tue quelqu'un que l'on croit innocent et qu'il apparaît ensuite qu'il a mérité le sang versé, ou que l'on coïte avec une femme en pensant forniquer avec elle et voici que c'est sa propre femme ou sa propre esclave  ! Tout ceci d'ailleurs est conforme au hadîth d'Ibn 'Abbâs "Les kabâ'ir sont toute faute que Dieu a scellé du Feu, de la Colère, de la Malédiction ou du Châtiment"

Ibn Hadjar fait remarquer que toutes ces définitions . ne sont que des approximations. Ce ne sont pas des définitions globales. Comment donc établir une régie de quelque chose pour laquelle il n'est pas souhaitable d'établir une règle ? Ne vaut-il pas mieux, comme d'autres, essayer de cerner la notion de faute grave en en délimitant le nombre, sans établir de définition, par recours aux hadîth-s.  Certes les hadîth-s divergent quant au nombre exact de fautes graves. S'il en est ainsi, on peut supposer que Dieu n'a fait que mentionner celles qu'il avait besoin de mentionner sur le champ. Il ne voulait pas un n dénombrement complet des fautes graves.

Ainsi, Daylami (16)  avance qu'il y a plus de quarante fautes graves.

Shaykh al-Islâm al-'Alâ'î dans ses Qawâ'id avance une liste de vingt cinq fautes graves déterminées ;

associationnisme

homicide

fornication

fuite au combat

usure

détournement des biens de l'orphelin

imputation calomnieuse de fornication

magie

abus contre l'honneur d'un musulman

faux témoignage

faux serment

calomnie (namîma)

vol

consommation de boissons fermentées

rendre licite ce qui est prohibé

rupture d'une convention commerciale (nakth as-safaqa)

négliger la Sunna et retourner au bédouinisme après l'hégire,

désespérer de l'aide (rawh) de Dieu

se sentir à l'abri de la ruse dé Dieu

refuser de l'eau au voyageur

ne pas enlever l'urine

impiété à l'égard des père et mère

chercher des prétextes pour les injurier

frauder dans les testaments .

 

A cette liste, al-Djalâl al-Bulqînî ajoute

- refuser un étalon (17)

- apprendre la magie et demander à l'apprendre

- avoir de mauvaises pensées à l'égard de Dieu (sû' az-zann bi-Llâh)

- tromperie

-  réunir deux prières sans excuse valable,

ce qui fait trente fautes graves en tout.

C'est sur la base d'une telle liste de kabâ'ir déterminées que Ibn Hadjar procède à l'investigation de chaque kabîra de manière détaillée et exhaustive en en admettant la définition devenue classique (menace grave, malédiction, peine  hadd) .  Il en dénombre 467  (18) se rapprochant ainsi du nombre indiqué par la version tabarânienne du hadîth d'Ibn 'Abbâs

"Les fautes graves sont plus proches de sept cents que de sept".

Il établit en outre;une distinction entre les kabâ'ir bâtina (fautes graves intérieures ou du coeur) et les kabâ'ir zâhira (fautes graves externes) qui ont leur place dans les manuels de fiqh. Ces dernières sont présentées selon le classement traditionnel des livres de fiqh.      

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(1) Dans son Zawâdjir 'an iqtirâf al~kabâ'ir, I. 5 s

(2) Alî b. 'Abd al-"Azîz al-Baghawî (m. 286/899), traditionniste, a composé un Musnad.

(3) 'Abd al-Karîm b. Muhammad ar-Râfi*î (557/1162-623/1226) , jurisconsulte shâfi'îte.

(4) Muhammad b. Ahmad al-Harawî (m" 488/1095), jurisconsulte shâfi'îte

(5) Shurayh b" 'Abd al-Karîm b. Ahmad ar-Ruwayânî (m. 505/1112), jurisconsulte shâfi'îte

(6) Jurisconsulte shâfi'îte (m. 450/1050).

(7) 'Abd Allah b. (Atiyya (m. 383/993), commentateur coranique, de Damas.

(8) Ahmad b. Muhammad b. ar-Rifa'a, jurisconsulte shâfi'îte (645/1247-710/1310)

(9) Al-Wâhidî (m. 468/1075) écrivit divers commentaires coraniques dont le Tafsîr al-basît,  le Tafsîr al-wasît et le Wadjîz.

(10) Salâh ad-dîn al-'Alâ'î, né à Damas en 694/1295, mort à Jérusalem en 761/1359. Traditionniste shâfi'ite réputé, il est l'auteur en particulier du Madjmû' al-madhhab fî qawâ'id al-madhhab.

(11) Al-Bulqînî (m. 805/1403), né en 724/1324 en Egypte, mufti à| Damas au Dâr al-'adl et professeur à la madrasa Mâlikiyya . Mort en 805/1403.

(12) Dja'far b. 'Abd as-Salâm (m. 57 0/1177). j

(13) Al~Adhra'î (Châfi'ite) né en 708/1308 à Adhri'ât, étudia au Caire et exerça à Alep les fonctions de nâ'ib. Mort en 783/1381.

(14) D'Ibn Daqîq al-'Îd.

(15) 'Abd ar-Rahîm b. Ibrâhîm al-Bârizî (608/1211-683/1284); cadi à Hamât.

(16) Daylamî, contemporain de Sulamî, 325/936-412/1021o

(17) Il s'agit de l'animal !

 (18) Et non 461 comme l'indique Brockelmann.