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Ralph Stehly

Un traité d'éthique islamique: le Kitâb al-Kabâ'ir de Shams ad-dîn al-Dhahabî (10)

Chapitre deuxième:

Quelques points de repère sur l'élaboration de la doctrine  des fautes graves dans le sunnisme

(nombre et définition)

                                       

 C.  Ghazâlî (m. 505/1111)

Ghazâlî fait ressortir dans son Ihyâ'  (1) les limites de la classification de  Makkî (2) . Certes Makkî range parmi les fautes graves le détournement des biens de l'orphelin et l'usure, qui sont des délits contre les biens, ainsi que 1'homicide, mais il omet des délits tels que 1'énucléation d'un oeil, l'amputation des mains, les mauvais traitements infligés aux orphelins, faute beaucoup plus grave que le détournement de leurs biens. De même, l'abus contre 1'honneur d'un frère musulman est plus grave que la calomnie d'un muhsan.  C'est qu'en effet au contraire de la notion de harâm, le concept de faute grave n'est pas un concept particulier (mawdû' khâss) ) dans la langue et la Loi, parce que les notions de gravité (kabîr) et de légèreté (saghîr) sont des notions relatives" Ainsi coucher avec une étrangère est une faute grave par rapport au simple dévisagement d'une étrangère, mais elle est légère par rapport à la fornication. Il est cependant loisible à l'homme d'absolutiser (atlaqa) le concept de faute grave en l'appliquant à ce qui est menacé du Feu, à ce au sujet de quoi a été édictée la peine hadd, à ce que le Coran a interdit (nahà) et de dire que la spécification de la faute par le Coran démontre sa gravité. Mais ce sera grave et grand nécessairement par comparaison, vu que les dispositions (mansûsât) du Coran divergent également quant à leurs degrés. Le Coran a cependant établi le statut (hukm) des fautes graves. En effet, les fautes (dhunûb) sont divisées aux yeux de la Loi en ce que l'on sait comme étant grave, en. ce que l'on sait comme étant compté comme faute légère, et selon qu'il y a doute quant à leur qualification. Un dénombrement mathématique des fautes graves est donc impossible: ceci aurait été possible uniquement si Dieu avait dit  "les fautes graves sont au nombre de dix ou de cinq " et les aurait énumérées. De plus, les hadîth-s divergent à ce sujet. Peut-être la Loi a-t-elle désiré cette obscurité pour aviver la crainte en l'homme, de même qu'elle enveloppé d'obscurité la Nuit de la Destinée. En revanche, il est possible à l'homme de connaître avec précision les catégories (adjnâs, anwâ') des fautes graves. Quant à connaître leur détail (a'yân) cela n'est  possible qu'approximativement. Nous connaissons le plus grand des péchés (3) , mais non le plus petit (4) .  Les fautes graves sont donc a classer en trois catégories:

1) Ce qui entrave la connaissance de Dieu et de ses Prophètes. C'est l'impiété (kufr) (5), car le voile entre Dieu et la créature, c' est 1' ignorance (djuhl) • Après l'impiété viennent la certitude d'être à l'abri de la ruse de Dieu et la désespérance de sa miséricorde. Puis ce sont les innovations (bida') concernant l'essence (dhât) de Dieu,  ses attributs (sifa) et ses actes (fi'l).

2)  Ce qui a trait aux personnes (nufûs),  vu que c'est par leur existence et la préservation de leur vie que la vie perdure et que la connaissance de Dieu est possible. L'homicide en fait partie, mais est cependant un degré au-dessous de l'impiété, car la rie ici-bas n'a de signification qu'en fonction de l'autre monde. Puis, l'amputation des membres et tout ce qui conduit à la mort, même la bastonnade (darb). Egalement la fornication et la sodomies cette dernière parce qu'elle entrave la possibilité d'une descendance et la première parce qu'elle trouble le lignage (nasab). La fornication est un degré au-dessous de l'homicide, car elle ne met pas en danger l'existence, mais elle met cependant en péril la possibilité de discerner la parenté (tamyîz al-ansâb) et peut amener les gens s'entre^combattre. Elle est cependant un degré au-dessus de l'homosexualité parce que la passion qui y mène vient des deux côtés.

3) La troisième catégorie a trait aux biens. Les biens sont en effet les moyens d'existence des créatures. Il n'est pas permis aux gens de s'en emparer selon leur bon plaisir,que ce soit par appropriation arbitraire ou vol etc... Il faut restituer le bien injustement approprié ; si cela est impossible,le délit a sa place parmi les fautes graves. L'acte d'appropriation illicite peut se passer de quatre manières:

* subrepticement (khifya) s c'est le vol qualifié

*  le prélèvement sur les biens de l'orphelin se passe aussi subrepticement, puisque le tuteur n'a pas d'adversaire à part l'orphelin. Cet élément rend cette faute grave au contraire de l'usurpation (ghasb) qui elle est évidente (zâhir) et de la duperie (khiyâna) au sujet d'un dépôt, puisque celui qui l'a déposé est son adversaire.

* le renforcement de l'appropriation illicite par faux témoignage.

* l'appropriation d'un dépôt etc. par faux serment. Car dans ce cas, il n'y a pas moyen de compenser le dommage.

Ces quatre délits méritent d'être rangés parmi les fautes graves ; bien qu'un certain nombre (6)  ne soient pas punis de hadd. Par contre, ils sont l'objet d'une forte menace (wa'îd). Faut-il y ajouter l'usure ? Certes, l'usure est contraire à la Loi. Mais si on ne range pas l'usurpation (qui se fait sans l'assentiment du propriétaire) parmi les fautes graves, on ne peut y ranger l'usure (qui se fait avec son assentiment). Il y a doute au sujet de l'usure et une forte tendance à ne pas la compter parmi les fautes graves.

En revanche, la consommation de boissons enivrantes mérite d'être rangée parmi les fautes graves, parce qu'elle détruit la raison, qui doit être préservée au même titre que la vie. Mais boire de l'eau avec une goutte de vin ne constitue cependant pas une faute grave. Il ne s'agit pas d'une absorption d'eau impure (nadjis). La calomnie (qadhf). C'est une attaque contre l'honneur. Elle a plusieurs degrés, la plus grave étant l'imputation calomnieuse de fornication. La loi la considère comme grave, et les cinq prières ne l5effacent point. Cependant, il est permis d'avoir un avis divergent à ce sujet. Le raisonnement par analogie par sa seule analyse ainsi que les sharâ'i' n'indiquent pas sa gravité. Bien plus, dans certains cas il est permis de ne pas appliquer la Loi, si la personne calomniée y renonce.

La magie. Si elle inclut de l'impiété, c'est une faute grave. Sinon, sa gravité est à évaluer selon le dommage qu'elle cause (mort, maladie etc..).

La fuite au combat et 1'impiété à 1'égard des père et mère. En vertu du raisonnement par analogie, il faut renoncer à les qualifier. Si, en effet, on tranche la question en avançant que 1m calomnie envers les gens sans référence à la fornication, les coups à leur égard, l'abus de pouvoir à leur encontre par usurpation de leurs biens, les expulser de leurs maisons, de leur pays, les bannir de leur patrie ne font pas partie des fautes graves, parce que ces délits ne sont pas mentionnés parmi les dix-sept fautes graves. C'est le nombre le plus élevé qui ait été avancé-, alors on n'est pas loin de renoncer à émettre une opinion à ce sujet. Cependant, le hadîth signale que l'impiété est appelée faute grave. Elle est donc à rattacher aux fautes graves.

On peut également, précise Ghazâlî, pour classer les fautes graves, prendre comme critère leur non-expiation par les cinq prières. Ainsi, on peut diviser les fautes graves en celles qui, en toute certitude, ne sont pas expiées, en celles qui sont expiées, et en celles au sujet desquelles le jugement reste en suspens. Dans cette dernière catégorie, il en est dont on admet généralement l'expiation ou la non-expiation, mais le doute est irréductible pour certaines. Ni le Coran ni la Sunna ne peuvent le lever.

Faut-il lier l'acceptation du témoignage judiciaire (7) à la question des fautes graves ? Ghazâlî ne le pense pas. En effet, indubitablement le témoignage d'un auditeur de musique,ou de quelqu'un qui porte des vêtements en brocart, ou qui utilise un sceau en or ou boit dans des récipients en or ou en argent n'est pas accepté. Et pourtant personne ne songe que ces fautes (8) sont des fautes graves Châfi'î n'a-t-il pas dit: "Si le hanéfite boit du nabîdh, je le punis de hadd, mais je ne refuse pas son témoignage".

D'ailleurs, il l'a mis au rang des fautes graves, puisqu'il l'a puni de hadd. Et pourtant il n'a pas refusé le témoignage du coupable.  Parmi les preuves qu'on peut avancer dans cette direction, c'est que le témoignage est dénégation (nafy) et attestation (ithbât), il n'a donc rien à voir avec les fautes graves et légères. Toutefois, toutes les fautes (dhunûb) entachent l'honorabilité, sauf celles auxquelles l'homme ne peut échapper: la médisance (gîba),  l'espionnage (9), les mauvaises pensées, le mensonge (9),  l'écoute de propos médisants, l'abandon de la commanderie du bien et de l'interdiction du mal, l' usage de pratiques ambiguës (akl ash-shubuhât), injurier l'enfant et le jeune homme, le battre sous l'emprise de la colère au-delà de ce qui est utile, les honneurs rendus aux sultans oppresseurs (9), lier amitié avec les débauchés, négliger d'enseigner aux gens et à l'enfant les éléments de la religion (9).  De même, sont des fautes légères les choses suivantes: revêtir de la soie,  écouter de la musique, jouer au tric-trac (9),  tenir compagnie aux buveurs de vin (9), s'isoler avec une femme étrangère. Cependant persévérer dans une faute légère (écouter des médisances, avoir habituellement des paroles dures contre quelqu'un, fréquenter les débauchés et lier amitié avec eux) la rend grave. De même persévérer dans un acte indifférent (mubâh)  -jouer aux échecs (9), chanter souvent- prend caractère de faute légère.

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(1) IV 17 s. Cf. La Politique de Ghazâlî, p. 332 s.

(2) L'index de BOUSQUET attribue à Ghazâlî la liste de Makkî, et encore omet les quatre fautes touchant le coeur !

(3) C'est évidemment l'impiété.

(4) Selon Makkî c'est le hadîth an-nafs.

(5) Et non le shirk comme le signale Bousquet, Index,  p. 320.

(6) Seul le vol qualifié l'est.

(7) Shahâda. Bousquet fait ici un beau contre-sens en comprenant "profession de foi".

(8) Les trois dernières sont des fautes graves pour Dhahabî

(9) Est considéré comme faute grave par Dhahabî.