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Ralph Stehly

Un traité d'éthique islamique: le Kitâb al-Kabâ'ir de Shams ad-dîn al-Dhahabî (12)

Chapitre deuxième:

Quelques points de repère sur l'élaboration de la doctrine  des fautes graves dans le sunnisme

(nombre et définition)

 

 

E. - La position de Dhahabî ( 748/1348)  (1)

Dhahabî établit très classiquement la notion de faute grave en invoquant Coran 4, 35/31;

"Si vous évitez ceux des grands péchés (2) qui vous ont été interdits, Nous effacerons pour vous vos mauvaises actions et Nous vous ferons entrer [ dans les Jardins], avec honneur"" (3)

 

et 53, 33/32

( 1)

"Ceux qui évitent les très graves péchés et les turpitudes [et ne commettent\ que des vétilles ] En vérité, ton Seigneur est d'une large indulgence"(2)

ainsi que le hadîth prophétique:

"Les cinq prières, la prière hebdomadaire du vendredi et le jeûne annuel du Ramadan sont des expiations (mukaffarât)) pour les fartes commises entre temps, à condition d'éviter 1es fautes graves"

Ainsi Dhahabî réfute la théorie d'Abû Ishâ al-Âsfaghânî, d'Abû Bakr al-Bâqillânî, d'lbn Qushayrî et d'al-Djuwaynî (Imâm ai-Haramayn) selon laquelle toute faute est grave devant la majesté de Dieu. Dieu efface bien les fautes vénielles (saghâ'ir mina s-sayyi'ât) de quiconque évite les fautes graves et respecte les interdits absolus (muharramât)

Mais quelles sont ces fautes graves ? Les Docteurs ayant des positions extrêmement divergentes, Dhahabî va tenter d'examiner quelles sont ces fautes, dans le but que les musulmans les évitent© Le dessein de Dhahabî est donc clair dès les premières pages de son ouvrage est un ouvrage de morale autant que de piété. Les exhortations (mawâ'iz) qui terminent chaque chapitre le montrent amplement. Sur la question du nombre des ( 3) fautes graves, Dhahabî admet le hadît d'Ibn ^Abbâs : "Les [fautes graves] sont plus proches de soixante-dix que de sept". La Sunna, cependant, tout en avançant ce chiffre, ne permet pas un dénombrement précis de ces fautes. Mais elle fournit une définition qui permettra à Dhahabî d'en donner une liste précise, définition déjà présente dans les grands commentaires coraniques,  et qui sera reprise par Ibn Hadjar al-Haytamî.

"Est faute grave tout ce qui est puni de hadd ici-bas (comme l'homicide, la fornication et le vol qualifié) ou tout ce qui est l'objet d'une menace (wa'îd) dans l'au-delà de la bouche de Muhammad, que cette menace ait été exprimée verbalement sous la forme d'un châtiment [annoncé] , d'une colère, d'une intimidation (tahdîd) ou d'une malédiction".

C'est la définition classique que l'on trouve dans un hadît d'Ibn 'Abbâs. C'est aussi celle d'Ibn Hanbal.

Dhanabî n'a donc pas retenu la version qui s'en tenait uniquement aux fautes sanctionnées dans l'au-delà .par le Feu. Il va donc recenser dans son ouvrage toutes les fautes punies de hadd ou objet d'une menace grave et tentera autant que faire se peut de faire coïncider cette liste avec le nombre soixante-dix.

Cela n'ira pas sans quelques acrobaties (séparation arbitraire d'une faute en plusieurs composantes et distinction souventpeu justifiée de fautes très proches l'une de l'autre). Ces soixante-dix fautes, qui constituent autant de chapitres, sont les suivantes:

- associationnisme (faute grave n°1 )

- homicide (n° 2)

- magie (n° 3)

-   négligence de la prière (n° 4)

- refus de 1'aumône légale (n° 5)

- rupture du jeûne, un jour du mois de Ramadan, sans excuse valable (n° 6)

-  omission du pèlerinage, malgré la possibilité de l'accomplir (n° 7)

- impiété envers ses père et mère (n° 8)

- fuir les proches (n° 9)

- fornication (n° 10)

- sodomie (n° 11) 

- usure (n° 12)

-  détourner les biens de l'orphelin et l'opprimer (n° 13)

mentir contre Dieu et son Envoyé (n° 14)

- fuite le jour du combat (n° 15)

- tromperie et iniquité de l'imâm envers ses sujets (n°16))

- orgueil, vanité, arrogance, fatuité et fierté (n° 17;

faux témoignage (n° 18)

- consommation de boissons fermentées (n° 19)

- jeux de hasard (n° 20)

- imputation' calomnieuse de fornication (n° 21)

-  fraude dans le butin (n° 22)

- vol qualifié (n° 23)

- brigandage (n°24)

- faux serment (n° 25)

- iniquité (n° 26)

- le percepteur (n° 27)

- acquérir ce qui est prohibé et en user de quelque manière que ce soit  (n° 28)

- suicide (n° 29)

- mentir dans la plupart de ses propos (n° 30)

- le juge inique (ne 31)

- acceptation de pots-de-vin (n° 32)

- travestissement de 1'homme et de la femme (n° 33)

- 1entremetteur (n° 34)

- le marié et son compère dans un mariage de complaisance (n° 35))

- s'abstenir d'enlever l'urine (n° 36)

hypocrisie ostentatoire (n° 37)

- faire des études sacrées dans une perspective profane  et taire la science (n° 38)

- tromperie (n° 39)

-  quiconque rappelle ostentatoirement qu'il donne l'aumône (n° 40)

 - négation du Décret (n° 41)

- indiscrétion (n° 42)

-  le calomniateur (n° 43)

-le maudisseur (n° 44)

- trahison et non respect des engagements pris (n° 45)

- créance ajoutée au devin et à l'astrologue (n° 46}

- insubordination de la femme (n° 47)

- peindre des êtres animés (n° 48)

- se frapper les joues et se lamenter (n° 49)

-  insolence (n° 50)

- abus envers les faibles (n° 51)

- porter préjudice au voisin (n° 52)

- offenser les musulmans et les insulter (n° 53)

-offenser et maltraiter les serviteurs de Dieu (n° 54)

-laisser traîner par terre son izâr (n° 55)

- invoquer un autre que Dieu lors de l'abattage rituel (n* 58)

- revendiquer un autre père que le père réel (n° 59)

- querelle, dispute et rixe (n° 60)

- refus du surplus de l°eau (n° 61)

- fraude dans les poids et mesures (n° 62)

- se sentir à l'abri de la ruse de Dieu (n° 63)

- offenser les walî-s de Dieu (n° 64)

- ne pas se joindre à la communauté et prier (n° 65)

- persister dans la négligence de la prière du vendredi(n° 66)

- causer du tort en testant (n° 67)

ruse et fraude (n° 68)

- espionner les musulmans et dévoiler leur intimité (n° 69)

- insulter l'un des compagnons du Prophète (n° 70)

Y a-t-il un principe de classement dans cette liste ? Dahabî n'en avance pas explicitement. Une analyse attentive du texte ne permet pas non plus d'en découvrir. Tout au plus remarque-t-on des regroupements cohérents § ainsi les fautes n° 3 à 7 concernent-elles les 'ibâdât" Les fautes n* 8 à 25 sont pour la majeure partie les fautes présentes dans les vieilles listes traditionnelles, auxquelles Dhahabî en a rajouté d'autres selon la logique du fiqh s ainsi la fornication (punie de hadd) a-t-elle amenée la présence d'autres délits du même genre (consommation de boissons enivrantes, vol qualifié, brigandage, imputation calomnieuse de fornication) 5 mais d'une manière bien confuse, puisque s'y retrouve aussi, on ne sait trop comment l'orgueil l Le regroupement des fautes n° 42 à 44 provient du livre XXIV de 1'Ihyâ' de Ghazâlî. Les fautes n° 33 à 35 concernent plus ou moins le nikâh (mariage) mais d'une manière incompréhensible l'insubordination de la femme porte le n° 47 et se trouve insérée entre la créance ajoutée au devin et la représentation d'êtres animés. Si donc certains regroupements sont logiques, l'ensemble n'offre guère de cohérence. Nous avons donc dû, pour la commodité de l'exposé, procéder à un classement des fautes, que nous analysons à partir du troisième chapitre. Ce classement comme tout classement est arbitraire. Nous nous sommes efforcés de respecter, autant que faire se pouvait, les grandes articulations du kalâm et du fiqh. Ainsi, au chapitre troisième nous analysons les fautes graves qui concernent les usûl ad-dîn, au chapitre quatrième celles qui touchent aux "ibâdât, au chapitre sixième celles qui sont punies de hradd. Les autres kabâ'ir ont été classées par centres d'intérêt.

Les listes des fautes que nous venons de passer en revue ne sont pas particulières à l'Islam. Elles sont attestées dans d'autres cultures. Où se situe l'originalité des listes islamiques ? C'est ce que nous allons essayer de déterminer au paragraphe suivant.

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Zâd loc. cit.Rapportée dans Ibn Muflih, Âdâb sar*iyya I, 27 3 (cité par H. Laoust in La Profession de foi d'Ibn Ba-fr-fca, p. 100, note n° 2)•

(1) Kabâ'ir.

Mu, Ti.

T^fsî^ comm. sur Coran 4/31.

Zâd II 62.

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(1) Kitâb al-kabâ'ir p. 6-8.(2) Kabâ'ir.(3) Trad. Blachère. Sauf mention contraire, tous les versets coraniques sont cités dans la traduction de R. Blachère.

 

 

 

 

3. - Considérations d'Histoire des Religions sur la doctrine islamique des kabâ'ir