Cours du 4 avril 2013


Les Darśana: le Yoga et le Vedânta



I Patañjali et les Yoga-sûtra

Sur Patañjali, on sait très peut de choses, sinon qu'il a composé les fameux yogasûtra-s,( abr. YS) qui codifient le yoga classique: le râjayoga.Datation: entre le - 2ème s. et le + 5ème s.

Définition du yoga par Patañjali:

" yogaś citta-vritti-nirodhah" (YS 1.2)

"Le yoga est l'arrêt du tourbillon de la conscience".

Pour pouvoir arrêter ce tourbillon des états de conscience, il faut d'abord en prendre conscience expérimentalement.

Ces états de conscience sont en nombre illimité (un peu comme les gunas), mais on peut les classer en trois catégories, correspondant respectivement à trois possibilités d'expériences:

  1. les erreurs et les illusions: rêves, hallucinations, erreurs de perception, confusions

  2. la totalité des expériences psychologiques ordinaires quotidiennes: tout ce que l'on sent, pense, tout ce qui traverse l'esprit de l'homme ordinaire, de celui qui ne pratique pas le yoga

  3. Hors concours: les expériences méta-psychologiques induites par les techniques yoguiques et accessibles aux seuls initiés.

Il s'agit, dans le yoga, de prendre d'abord conscience de ces états mentaux qui nous agitent perpétuellement, les connaître expérimentalement par la pratique du yoga, pas à pas grâce à une longue série d'exercices qui demandent à être réalisés successivement sans hâte, sans impatience

Ainsi on commence à travailler et à manier ces citta-vritti qui constituent le fleuve psychomental.

Ce travail est un travail de très longue haleine, au cours duquel on rencontre des obstacles considérables. Car, même si on parvient à anéantir le tourbillon actuel, d'autres viendront, sans tarder, les remplacer. Ces tourbillons proviennent d'immenses réservoirs qui se trouvent dans notre subconcient (vâsanâ).

Les vâsanâ

Ce sont des forces subconscientes, subliminales, qui constituent d'énormes obstacles sur la voie de la libération, pour deux raisons:

  1. Ces sont les vâsanâ qui alimentent sans cesse le flux psycho-mental, la série infinie des citta-vritti .En d'autres termes, la vie n'est qu'une décharge continuelle de vâsanâ. L'existence humaine n'est qu'une actualisation ininterrompue des forces subconscientes au moyen des expériences conscientes.

  2. Ces forces, précisément parce qu'elles sont subliminales, présentent un caractère insaisissable et incontrôlable.

Ce n'est que par le yoga que ces forces subconscientes peuvent être connues, contrôlées, maîtrisées, et donc brûlées et anéanties. A partir du moment où elles sont connues, elles sont brûlées

Les huit degrés du hatha-yoga

  1. Yama: refrènements

  2. Niyama: disciplines

  3. Âsana : postures

  4. Prânâyâma: discipline du souffle

  5. Pratyâhâra: rétraction des sens

  6. Dhâranâ: concentration

  7. Dhyâna: méditation

  8. Samâdhi: enstase

 

1. Les refrènements (YS 2.30)

  1. ahimsâ (non-nuisance): ne causer du mal à aucune créature, par aucun moyen et jamais

  2. satya (vérité): accorder ses paroles et ses actes

  3. asteya (ne pas voler): non seulement s'abstenir de s'emparer illégalement des biens d'autrui, , mais destruction même du désir des biens d'autrui.

  4. brahmacarya (abstinence sexuelle): l'activité sexuelle était conçue comme une déperdition d'énergie. Or, la totalité de notre énergie doit être utilisée en vue de la libération.

  5. Aparigraha (non-désir de possession): savoir vivre au jour le jour.

 2. Les niyama-s: disciplines corporelles et psychiques (YS 2.32)

  1. çauca (purification); il s'agit de la purification interne des organes par des exercices appropriés (genre nauli), ou la purification des di (canaux où circule l'énergie subtile) par le prâna. Parallèlement, il convient de se purifier l'esprit.

  2. samtosha (sérénité dans l'existence): "absence du désir d'amplifier les nécessités de l'existence" (commentaire de Vyâsa)

  3. tapas (ascèse): maîtrise totale des désirs. Cette maîtrise n'a pas pour but une mortification, mais de réaliser un gain positif: le yogin étant par là la puissance sur ce à quoi il renonce.

  4. Svâdhyâya: étude personnelle quotidienne des textes du yoga.

  5. Îçvara-pranidhâna: méditation sur le Seigneur, effort pour faire du Seigneur le but de toutes nos actions.

3. L'âsana: la posture yoguique

    YS la décrit comme devant être stable et agréable (sthira-sukha). L'âsana ne se décrit pas: il s'apprend du maître (guru). Il doit faire oublier le corps, lui donner une assise stable et réduire l'effort physique au minimum. Le but est de réaliser la neutralité des sens. La conscience ne doit plus être troublée par la présence du corps.

    L'âsana marque un premier transcendement de la condition humaine. Dans la vie ordinaire, nous sommes mobiles agités, arythmiques. Maintenant on prend en main son corps.

    L'âsana est l'exact équivalent pour le corps de la concentration ,en un seul point, de l 'esprit. Le corps est comme concentré en un seul point.

    Le refus de bouger est l'exact équivalent du refus de se laisser porter par le fleuve impétueux de la conscience, et le refus de respirer de manière arythmique.

  1. 4.  Prânâyâma: rétention ou contrôle du souffle

    "Le prânayâma est l'arrêt des mouvements inspiratoires et expiratoires, et il s'obtient, après que l'âsana a été réalisé" (YS 2.49).

    La raison théorique de cette pratique est que la respiration est la seule fonction végétative que nous puissions contrôler et qu'il y a un lien entre respiration et conscience.

    La rétention de la respiration doit faciliter la concentration sur un seul objet, elle ouvre l'espace de la méditation. Il s'agit de connaître la pulsation de sa propre vie. C'est une attention dirigée sur la vie organique, une entrée calme et lucide dans l'essence de la vie.

    5. Pratyâhâra: la rétraction des sens

    C'est se déconnecter, se déprendre du monde extérieur .

    Il s'agit de se déconnecter non seulement par rapport aux stimuli extérieurs, mais aussi fasse aux fantasmes qui nous assaillent perpétuellement.

    Désormais le yogin ne sera plus troublé ou distrait par les sens ou les représentations de l'inconscient.

    6.  L'ekagratâ (concentration en un seul point) suivi de la dhârana (concentration)

    Le but de l'ekagratâ est de fixer le flux de la conscience en un seul point.

    La dhârana a un contenu notionnel. Il s'agit de fixer la pensée afin de comprendre. Traditionnellement, la concentration se fait sur le cakra (pr. tchakra, centre énergétique) du nombril, dans le lotus du cœur, sur la pointe du nez…ou sur n'importe quel endroit ou objet du monde extérieur.

    7.  Dhyâna: méditation

    Quand la concentration dure un certain temps (les textes traditionnels parlent d'une durée équivalentes à 12 rétentions du souffle), on arrive au dhyâna (qui a donné le japonais zen), la méditation que YS 3.2 définit comme "un courant de conscience unifiée".

    8. Le samâdhi: enstase

C'est une expérience indescriptible, un état dans lequel la conscience saisit immédiatement l'objet sur lequel elle médite, sans l'aide d'aucune catégorie intellectuelle.

On distingue deux sortes de samâdhi:

  1. le samprajãta-samâdhi: enstase qualifiée, avec support

  2. l'asamprajãta- ou nirvikalpa-samâdhi: enstase non qualifiée, sans support.

L'enstase qualifiée est une enstase où le Soi (âtman) s'identifie à un objet précis pour le connaître intimement, sans l'intervention d'aucune catégorie intellectuelle, ni de l'imagination.

L'enstase non qualifiée est stade ultime du yoga. Elle est dite non qualifiée, parce que l'âtman ne médite plus sur un objet, mais sur lui-même. C'est un état sans contenu sensoriel et sans structure intellectuelle.

L'âtman médite sur lui-même, et n'a donc plus de relations avec le monde extérieur. A ce moment-là, le yogin est un délivré-vivant, jivan-mukta  (1) (donc n'accumule plus de karman)



II. Le Vedânta

 

  Les darśana-s (systèmes philosophico-théologiques) vont deux par deux. Le yoga est le prolongement du sâmkhya, auquel il a emprunté son matériel conceptuel. De même le Vedânta est le prolongement d'un autre darçana moins connu, parce que plus technique: la mîmâmsâ.

La mîmâmsâ, c'est l'exégèse du Veda (1) a des fins rituelles.

Le Vedânta, c'est l'exégèse du Veda à des fins philosophico-théologiques (il s'appelle d'ailleurs aussi Brahma-mîmâmsâ, "investigation du Brahman". C'est d'ailleursce que suggère l'étymologie. Vedânta (=fin du Veda) désigne au sens propre les Upanishads, en tant que celles-ci parachèvent l'édifice védique. Le fondement du Vedânta, c'est donc la Révélation védique, la śruti et uniquement la çruti, qu'il considère comme la plus haute autorité, le critère de vérité par excellence.

L'œuvre de base du Vedânta, ce sont les Vedânta-sûtra ou Brahma-sûtra ("Aphorismes sur le Brahman"): 555 aphorismes d'une lecture très difficile, parce que très condensés. Ils sont attribués au rishi (sage védique) Bâdarâyana. On pense qu'ils ne remontent pas au-delà du 3éme s. avant JC.

Ces sûtras ne seraient pas compréhensibles sans l'aide des commentaires postérieurs. Le plus célèbre de ces commentateurs est l'un des plus grands penseurs de l'humanité, Çankara, qui a fait du Vedânta ce qu'il est encore actuellement "l'une des plus admirables réalisations de l'esprit humain" (Von Glasenapp). Mais pour l'Inde, il ne s'agit pas d'une création humaine, mais bien d'une doctrine révélée.



Śankara (788-820, ou 700-750)

 Śankara  (Shankara)  est né au Malabar, dans la localité de Kâladi, dans le Sud de l'Inde, dans une famille çivaïte de très stricte orthodoxie brahmanique, une famille de brahmanes Nambûtiri (il y a aujourd'hui encore 16.000 brahmanes Nambûtiri au Malabar-Kerala).

A cinq ans, comme il est d'usage, il passe par l'initiation brahmanique (upanayana), et il est investi du cordon sacré. Puis il étudie dans une école védique (pâthaçâlâ). Comme tout élève védique, le jeune Śankara devait quêter jour après jour sa nourriture et préparer les cérémonies rituelles.

A seize ans, il opte pour la vie d'ascète itinérant (samnyâsin), devint le disciple de l'ascète Govinda Bhagavatpâda, auteur des Kârikâ sur la Mandukya-Upanishad..

Çankara eut d'ailleurs l'extrême bonheur de rencontrer le maître de son maître (le paramaguru), peu avant la mort de celui-ci.

La grande ambition de Śankara était la restauration de la Religion éternelle (vedikamatha) de l'Inde, de rétablir, devant le pullulement et le foisonnement des sectes, l'unité religieuse de l'Inde, devant la menace de l'islam.

Dans ce but, il fit trois fois le tour de la péninsule indienne. Au cours de ses pérégrinations, il fonda d'innombrables monastères (matha), où s'enseignent la Śruti et la smriti.

Il fit notamment un pèlerinage dans l'Hîmalaya au mont Kailasa, demeure traditionnelle de Śiva et de son épouse Parvatî. Lui-même est d'ailleurs considéré comme une incarnation plénière de Śiva.

Il a été aperçu pour la dernière fois à Kañci (dans le Tamil-Nadu, extrême sud de l'Inde). On ne sait rien de ses dernières années.

Il eut une activité de réformateur de l'hindouisme.:

Dans un but d'unité religieuse, il introduisit l'adoration conjointe des cinq grandes divinités hindoues, lors du rituel privé quotidien: Sûrya (le Soleil), Durgâ (épouse de Śiva), Vichnou, GaneŚa (dieu représenté sous forme d'éléphant) et Śiva

Il enseignait qu'il ne fallait pas absolutiser les différentes religions. Elles ne sont pas des fins en elles-mêmes. Elle ne font que montrer la voie divine. 

Il ne faut pas non plus absolutiser les rites, qui ne sont qu'un moyen provisoire de salut, qui doit un jour être dépassé par une rencontre directe avec l'Absolu, le Brahman. Ce qu'il appelle rites, ce sont les rites védiques et la bhakti..

En effet, au-delà des divers dieux qui, comme tous les hommes, sont soumis au cycle des renaissances, donc naissent et meurent, il y a le Brahman, unique et éternel, sans commencement, ni fin situé au-delà des noms et des formes, inconcevable pour un esprit humain ordinaire.

La doctrine de Śankara est fondée sur les Upanishads: " Les Upanishads ont été rédigées pour établir la science du Brahman [la théo-logie !], de façon que l’ignorance soit à jamais rejetée et que le cours des existences s’arrête " (UpadeŚasahasrî, I.25-27)

Le Brahman étant entièrement différent de tout ce qui existe dans ce monde-ci, il ne peut être décrit par les mots de la langue " Neti, neti " ().

On ne peut attribuer au Brahman des qualités qui auraient leur pendant dans ce monde-ci. Il est donc sans attributs (nirguna), sans spécification (nirviŚesha). On ne peut même pas prétendre qu’il soit un, car les nombres et les catégories ne s’appliquent pas à l’Absolu.

Il transcende les limitations du temps et de l’espace.

Seul le Brahman existe. Le monde n’a pas de réalité par lui-même. Il n’est qu’un reflet de l’Absolu. C’est ce que veut dire la célèbre formule du Vedânta selon laquelle le monde n’est qu’une illusion:

La Mâyâ

Il y a une force qui nous empêche de voir la source de ce reflet, qui fait que nous sommes hypnotisés par ce reflet, qui nous empêche de voir que derrière le monde il y a autre chose de plus réel, le seul réel. C’est la mâyâ qui voile le réel et projette la multiplicité Seul existe réellement le substrat de la réalité empirique et provisoire, le Brahman éternel et infini.

Contrairement au sâmkhya qui est un dualisme, le vedânta est un non-dualisme, ou un monisme.

Pour Śankara donc, le monde est irréel. Mais il ne va pas aussi loin que le nihilisme bouddhique, pour lequel le monde est une simple construction forgée par l’esprit, ou l’Advaïta postérieur qui pose qu’en dehors du réel absolu (Brahman), il n’y a que du perçu-pour-réel.

Pour Śankara, le monde bien que fondé sur des perceptions n’est pas une simple perception. Il se distingue, par sa coordination, des images du rêve. Il se distingue aussi de l’hallucination, laquelle n’a qu’une réalité d’apparence.

A quel fin est imparti cet enseignement ? Comme les autres darŚana-s, le vedânta prétend conduire à la délivrance, laquelle réalise l’unicité de l’être définitivement et en pleine conscience, résorbant le jîva dans le Brahman, abolissant l’avidyâ (la nescience) et le karman.