Cours du 21 février 2013



1ère heure: la cosmologie des Upanishads (suite)

2. La conservation et l'animation de l'univers

Le Brahman est ce qui sous-tend l'univers entier. Sans le Brahman, rien de ce qui est visible n'existerait. Il y a un lien de dépendance explicite entre toutes les réalités du monde et le Brahman qui est expliqué dans la Mundaka-Upanishad (et en Brhad-Âranyaka up 2.4.7-9) par la très belle des étincelles et du feu (en Bâ: image du son et des instruments de musique): les réalités de notre monde sont comme les étincelles qui jaillissent du feu; les étincelles n'existent que parce que le feu est allumé et brûle, de même les réalités du monde n'existent que parce que par derrière brûle éternellement ce feu qu'est le Brahman:

" De même que d'un feu bien allumé jaillissent par milliers des étincelles qui sont en parenté avec lui, ainsi, mon cher, de l'Impérissable (= du Brahman) émanent les êtres divers et retournent à lui " (Mundaka-upanishad 2.1.1)

Mieux, l'univers que nous avons devant nous, c'est le corps du Brahman, et les différents élément de l'univers sont des membres de ce corps gigantesque:

"Le feu est sa tête, la lune et le soleil ses yeux, les points cardinaux ses oreilles et sa parole les Védas révélés. Le vent est son souffle, tout l'univers est son coeur. La terre provient de ses pieds. Il est, de tous les êtres, l'âme intérieure " (Mundaka-up 2.1.4).

Si le Brahman sous-tend le monde, c'est parce qu'il y est partout répandu, de manière mystérieuse et invisible, et qu'il vitalise et anime le monde (voir la parabole du fruit du nyagrodha en Chandogya-up 6.12.1-3).

Chaque chose doit son existence propre au fait qu'elle trouve son fondement dans le Brahman:

" En vérité, c'est sous l'autorité de cet Impérissable que le soleil et la lune ont leur existence propre ...." (Brhad-âranyaka-up 3.8-9)

Le Brahman est ce en quoi s'enracine le monde. Ainsi Katha-up 6.1 compare le monde à un figuier renversé:

" Ce figuier éternel [symbole du monde] dont la racine va en-haut, les branches en-bas, c'est le pur, le Brahman ".

Il est le protecteur de l'Univers et maintient les choses en l'état:

" Il est le protecteur du monde, il est le souverain du monde (îça) " (Kaushitakî-up. 3.9).

En outre, il guide les créatures dans leurs actions; en Bâ 3.7.19-23, l'âtman est l'antaryâmin, le guide intérieur. 

Mais le Brahman n'intervient pas dans l'histoire.

3. L'eschatologie des Upanishads: le Brahman comme lieu de retour de l'univers et de l'âtman

On connaît la doctrine de l'hindouisme classique qui s'épanouira dans les Purâna-s: la création périodique de l'univers et sa dissolution périodique avec sa résorption dans le Brahman, aux termes d'énormes périodes de temps: les kalpa-s et les para-s ( voir Les périodes cosmiques).

Cette conception est étrangère aux Upanishads les plus anciennes.

Il convient de distinguer :

1. le retour des individus dans le Brahman

2. le retour de l'univers.

(1) Taittirîya-up 3.1 :   Celui de qui, en vérité, les êtres naissent, par qui les êtres vivent, en qui ils rentrent en mourant.... c'est le Brahman.

Mundaka 2.1.1 : " De même que d'un feu bien allumé jaillissent par milliers des étincelles qui sont en parenté avec lui, ainsi, mon cher, de l'Impérissable (= du Brahman) émanent les êtres divers et retournent à lui "

(2) Il n'est pas question d'une dissolution de l'univers dans les Upanishads anciennes. L'idée apparaît en Shvetâshvatara-up 3.2 et 4.1: " l'être unique (Shiva) , lui en qui le monde est dissous à la fin et qui crée au commencement, c'est lui le Dieu, puisse-t-il nous combler d'une intelligence heureuse ! "

a) La périodicité apparaît en Maitry-up. 6.17:

En vérité, le Brahman, au commencement, était tout ce (monde). Il existait seul, illimité à l'Est, illimité au Sud, illimité à l'Ouest, illimité au Nord, illimité au-dessus et au-dessous. Cette Âme suprême est illimitée, innée, inscrutable, impensable et son Soi est l'espace. Lorsque le monde est détruit, seule, elle veille ; à partir de cet espace, elle éveille ce (monde) qui n'est rien que pensée; ce monde est médité par Elle et en Elle il est absorbé.

b) La transmigration (voir aussi la réincarnation)

La conception classique est celle du Vedânta. L'humanité, selon Shankara, est comme une plante. Comme une plante, elle germe, se développe et retourne finalement à la terre. Pas complètement cependant. De même que la graine des plantes survit, de même les oeuvres d'un homme lui survivent comme une graine qui jette la semence d'une nouvelle vie.

Chaque vie, avec ses actions et ses souffrances, est l'inévitable conséquence des actions d'une existence précédente et conditionne, par les actions qui y ont été accomplies, la vie suivante.

On ne peut trouver avec certitude la trace de la doctrine de la transmigration dans aucun texte védique avant les Upanishads.

Dans le Rig-Veda, on enseigne  pour les bons une existence éternelle parmi les dieux sousle contrôle de Yama, et pour les mauvais un voyage dans les profondeurs abyssales. Il y a même trace d'un jugement des morts: car il faut passer devant les deux chiens de Yama qui gardent l'entrée du séjour des dieux. Les élus festoient et banquettent avec les dieux (idée du repas de fête pris avec les dieux, ce qui était déjà le cas avec le sacrifice).

Le plus ancien texte des Upanishads à parler de la réincarnation est Brhad-âranyaka-up 4.4.3 (vers le - 6ème s.): " De même qu'une chenille, arrivée au bout d'un brin d'herbe, se contracte pour une nouvelle avance, de même cet âtman, secouant son corps, s'étant libéré de l'ignorance, se contracte pour une nouvelle avance ".

ainsi que Bâ 4.4.6  "  Celui qui est arrivé au but final des actions qu'il commet ici-bas, retourne du monde de l'au-delà dans le monde de l'action..... quant à celui qui ne désire que l'âtman.... n'étant que Brahman il entre en Brahman".

c) Chemin des Pères et Chemin des Dieux

Voir Chandogya-up 4.15.5  et Brihad-âranyaka-up 6.2.14

On y dit que lors de la crémation du corps, l'âme entre dans la flamme, puis dans le jour, puis le soleil...... et le Brahman. La signification est que l'âme entre dans des régions toujours plus lumineuses. C'est le chemin des dieux (devayâna).

Le devayâna s'oppose au Pitryâna (le chemin des Pères): l'âme entre dans la fumée (non dans le feu), dans la nuit (et non dans le jour), dans la quinzaine sombre de la lune, et finalement dans la lune où elle fait transit. Puis l'âme se rematérialise en éther, vent, fumée, brume, nuage et en semence, puis suit l'entrée dans une matrice et donc une renaissance.

Dans le bouddhisme il y a un schéma analogue, voir Le Bardo Thödol.

Le schéma est un peu différent en Kaushithakî-up 1.2: toutes les âmes sans exception vont à la lune, leurs connaissances sont testées, et, selon le résultat, elles empruntent le devayâna pour rejoindre le Brahman, ou bien elles sont renvoyées sur terre.

C. La libération

En quoi consiste la libération ?

Lorsqu'on se rend compte qu'on est un âtman, lorsque tous les autres désirs que celui de faire advenir l'âtman se seront évanouis,  lorsqu'on est libre par rapport à tous les désirs, alors on atteint la libération. Le plus beau texte est celui de Brhad-âranyaka-up 4.4.6-7:

" Quant à celui qui n'est pas consumé par le désir, qui est libre par rapport au désir, qui est libre par rapport à tous les désirs, qui ne désire que l'âtman, ses souffles ne s'échapperont pas (vers d'autres régions), n'étant que Brahman, il entre en Brahman. ... Quand toutes les passions s'évanouissent, qui élisent domicile dans le coeur de l'homme, alors lui qui est mortel devient immortel. Dès ici-bas, il jouit du Brahman [il est donc un délivré vivant]".

Cette découverte libératrice qu'on est soi-même un âtman passe par une discipline dont les anciennes Upanishads parle déjà: le yoga.

D. Le degré de réalité du monde

Dans les Upanishads deux tendances s'affrontent:

1) une tendance idéaliste qui sera ensuite formulée magistralement par Shankara et le Vedânta: ce monde n'est qu'un reflet, il est donc illusoire, il n'a pas d'existence par lui-même.

2) Une tendance réaliste qui sera élaborée dans le mkhya.

La tendance idéaliste part de l'idée de l'unité de l'être. Par-delà la pluralité apparente des choses, il ne peut y avoir qu'une seule réalité, et cette réalité c'est le Brahman. Les tenants de cette tendance s'appuient sur des vers tels que Rig-Veda 1.1.64.46: "ekam sad viprâ bahudhâ vadanti" : "les poètes donnent de nombreux noms à ce qui est seulement un" et RV 10.90.2 " Cet univers entier est le Purusha seul, à la fois celui qui fut et celui qui sera " et sur des passages des Upanishads tels que Brhad-âranyaka-up 2.4.7-9 où il est dit : de même que les sons d'un tambour, d'une conque ou d'un luth n'ont pas d'existence par eux-mêmes, mais uniquement par rapport à l'instrument qui produit les sons, de même les objets de l'univers n'existent pas indépendamment du Brahman.

La tendance réaliste postule l'existence de deux réalités éternelles: le purusha ( = le Brahman, le principe spirituel du monde) et la prakriti (la matière-énergie universelle). C'est le mkhya, qui est la base philosophique du yoga-darçana.

Les 18 premiers produits de la prakriti ( buddhi, ahamkâra, manas, les 10 indriya-s, et les 5 tanmâtra-s ) forment le corps subtil ( linga) qui entoure l'âtman et l'accompagne lors de sa transmigration.

2ème heure: La Katha-Upanishad 6-16

1) Texte; trad. Louis Renou, 1943, remaniée

1. Ce figuier éternel dont la racine va en haut, les branches en bas, c'est le pur, le Brahman. On l'appelle l'immortel. Tous les mondes reposent en lui. Nul ne peut aller au-delà de lui [ou: nul ne peut le transcender]. En vérité, ceci est cela .

Tout ce qui existe, le monde entier vit dans le prâna [l'âtman] dont il émane. C'est un grand objet de crainte, un foudre que l'on brandit. Ceux qui le connaissent deviennent immortels.

  Par crainte de lui de lui brûle le feu, par crainte de lui brûle le soleil, par crainte de lui Indra et Vâyu courent, la Mort en cinquième.

4. Si l'on est incapable de le percevoir ici-bas avant la dissolution du corps, alors dans les sphères du créé, on est qualifié pour recevoir un corps.

5. On voit l'âtman dans le monde physique comme dans un miroir, dans le monde des mânes comme dans un rêve, dans le monde des Ghandarva-s comme si l'on voyait à travers les eaux; dans le monde du Brahman comme dans l'ombre et la lumière.

L'état individualisé des sens, leur apparition et leur résorption [ dans l'ordre de l'évolution] une fois qu'ils sont individualisés. Le sage comprend cela et ne s'afflige plus.

7.Au-delà des sens est le manas, le sattva est plus haut que le manas, au-dessus du sattva est le grand Soi, le non-manifesté est plus haut que le grand Soi.

8. Le purusha est au-delà du non-manifesté, il est pervadent, dénué de signe. La créature qui l'a reconnue est libérée et va vers l'immortalité.

9. Nul ne peut percevoir la forme du purusha par le regard, uniquement celui qui y est adéquatement préparé par son coeur, la buddhi et le manas. Ceux qui le connaissent deviennent immortels. ,

10. Quand se tiennent au repos les cinq modes de connaissance avec le manas, et que la buddhi ne bouge plus, c'est ce qu'on nomme la Voie suprême.

11. On la comprend sous le nom de yoga, cette ferme maîtrise des sens. On devient alors concentré, car le yoga est production et résorption.

12 . Ni par le discours, ni par la pensée (manas), ni par le regard, on ne peut atteindre le Purusha. "Il est": ce n'est qu'ainsi qu'on peut le saisir, et d'aucune autre manière.

13. "Il est": c'est ainsi que le Purusha doit être saisi, dans la mesure où il est l'un et l'autre. "Il est": à celui qui a saisi cela, la réalité du Purusha devient claire.

14. Quand il est libre par rapport à tous les désirs sis en son coeur, alors le mortel devient immortel. Il atteint dès ici-bas le Brahman..

15. Quand se rompent tous les noeuds du coeur ici, alors le mortel devient immortel. Tel est l'enseignement.

16. Cent et un canaux (dî) sont au coeur. L'un d'eux sort en direction du crâne. Remontant par ce canal, on va vers l'immortalité. Les autres sont pour sortir en toutes directions

  1. Commentaire:

Le sens général est clair: c'est un exposé sur l'âtman dont il est dit qu'il est inconnaissable par les moyens de la connaissance ordinaire (v.12 et 13) et qu'il est transcendant (v. 1) et qu'on peut le faire advenir en nous par la pacification des sens, du manas et de la buddhi.

v.1. Il d'agit de l'arbre açvattha que l'on trouve aussi cité en Sv.up 6.6, 10.26 et 15.1.

Il faut traduire ainsi la première moitié du çloka: "Ce figuier éternel dont la racine va en haut, les branches en bas, c'est le pur, le Brahman. On l'appelle l'immortel. Tous les mondes reposent en lui. Nul ne peut aller au-delà de lui [ou: nul ne peut le transcender]. En vérité, ceci est cela ".

La racine unique, c'est le Brahman, les branches représentent les multiples facettes du monde. Cette image veut donc montrer comment du brahman unique émane la multiplicité du monde phénoménal. Les branches représentent les manifestations du Brahman dans le monde.

Le monde s'enracine dans le Brahman au-delà duquel il n' y a plus rien. ceci vaut évidemment pour nous au niveau microcosmique: toutes les manifestations de notre monde personne s'enracinent dans quelque chose qui les fonde, l'âtman. La méthode d'investigation, de la recherche de cette racine, c'est précisément le yoga.

" En vérité, ceci est cela " (tad vai tat): l'âtman est le Brâhman.

" Tous les mondes reposent en lui ": c'est l'idée fort répandue dès le Rig-Veda que le Brahman est l'étai du monde (skambha). Il est ce qui etaye le monde, il en est le fondement, la base, la racine. Pourquoi le pluriel ? Parce que dans la cosmologie indienne, on stipule l'existence de plusieurs mondes qui sont énumérés au çloka 5: le monde physique (qui est le monde apparent dans lequel nous vivons), le monde des mânes c-à-d des ancêtres non réincarnés, le monde des dieux (et des demi-dieux comme les Gandharva-s, musiciens célestent qui habitent au svarga, le ciel d'Indra) et le monde du Brahman.

v. 2  Il vaut mieux traduire: " Tout ce qui existe, le monde entier vit dans le prâna [l'âtman] dont il émane ".

Deux idées:

1) Le monde entier émane du Brahman, a le Brahman pour origine

2) Et ce Brahman est omniprésent en tant qu'âtman dans tous les êtres.

"crainte": la crainte est la réaction habituelle, dans les textes religieux, de l'homme devant quelque chose qui le dépasse

" le foudre" : c'est le vajra, l'instrument qui représente la puissance d'Indra, qui terrorise ses adversaires.

v. 3   "Par crainte de lui "  = sous l'effet de Son énergie

v. 5: il faut comprendre la première partie du çloka : " On voit l'âtman dans le monde physique comme dans un miroir "

L'idée exprimée est assez simple: c'est que l'on peut s'élever, dès avant la mort, à divers niveaux de conscience qui sont symbolisés ici par les différents monde: le monde physique, les monde des mânes (ou des esprits), le monde des demi-dieux, le monde du Brahman. Selon le niveau de conscience où l'on se trouve, on voit l'âtman de manière plus ou moins nette: si on en reste au monde physique (des sens), on voit l'âtman déformé comme dans un miroir ( les miroirs étaient faits de métal, donc était peu réfléchissant); dans le monde des mânes, on ne le voit toujours pas nettement, dans le monde des demi-dieux de manière plus nette (l'eau réfléchit plus que les miroirs anciens). Si on en arrive au monde du Brahman, on voit évidemment l'âtman tel qu'il est, distinctement comme l'ombre et la lumière. 

Ici apparaissent aussi des idées sâmkhya. Le sens est le suivant: l'objet du yoga est d'intégrer les instances de la conscience tournées vers l'extérieur, celles qui sont en contact avec le monde, aux instances profondes, subtiles: les sens et leurs objets dans le manas, le manas dans la buddhi (où l'on distingue ici deux niveaux) et celle-ci finalement dans la prakriti. C'est exactement l'inverse de l'évolution qui va de la prakriti au manas. Le yoga est le retour vers la matière-énergie primordiale.

v. 6  Il vaut mieux traduire: " L'état individualisé des sens, leur apparition et leur résorption [ dans l'ordre de l'évolution] une fois qu'ils sont individualisés. Le sage comprend cela et ne s'afflige plus".

v. 7-8 hiérarchie qui rappelle celle du sâmkhya:

1) les sens (indriyâni)

2) le manas

3) le sattva (= la buddhi, cf Ka 3.10)

4) le mahân âtmâ (=buddhi cosmique, niveau plus subtil)

5) l'avyakta (= l'inévolué, c-à-d la Prakriti)

6) le Purusha

"pervadent":  le purusha pénètre tout. Dénué de signe (a-linga), dépourvu de qualification [ on peut simplement dire "il est", et non pas "il est tel ou tel"]. C'est le signe de l'absolue différence du purusha.

v. 9  Il faut comprendre: "Nul ne peut percevoir la forme du purusha par le regard, uniquement celui qui y est adéquatement préparé par son coeur, la buddhi et le manas. Ceux qui le connaissent deviennent immortels. ",

c-à-d celui qui y a préparé son coeur, sa buddhi et son manas, qui ne doivent pas être troublés par les sens, mais tournés vers le Purusha. C'est donc la totalité des instruments de connaissance affectifs et intellectuels qui doivent être tournés vers le Purusha.

v. 10

Quand se tiennent au repos les cinq modes de connaissance avec le manas, et que la buddhi ne bouge plus, c'est ce qu'on nomme la Voie suprême.

Les cinq modes de connaissance, ce sont les 5 sens. 

"La buddhi ne bouge plus" : cette expression rappelle la définition du yoga comme "arrêt du tourbillon des états de conscience" (citta-vrtti-nirodha, Patañjali) dont il faut d'abord prendre conscience, pour les "brûler", c-à-d les maîtriser.

Le yoga est une Voie (gati): c'est le yoga comme chemin initiatique de perfectionnement intérieur sous la direction d'un gourou.

v. 11

On la comprend sous le nom de yoga, cette ferme maîtrise des sens. On devient alors concentré, car le yoga est production et résorption.

"maîtrise des sens" (indriya-dhâranâ). Plus tard, dans les Yoga-sûtra-s le terme dhâranâ s'appliquera au manas et signifiera concentration et c'est pratyâhara qui sera réservé aux sens.

"concentré" = sanskrit apramatta, "non inattentif, non dispersé".

Silence des sens: le yoga, c'est faire advenir l'âtman et résorber les perceptions extérieures, c-à-d les intégrer dans l'instance supérieure, de façon qu'il n'y ait pas de trouble énergétique. 

"Production": il s'agit de faire advenir les instruments de la connaissance du monde intérieur.

"Résorption": les sens sont rétractés du monde extérieur vers le monde intérieur, pour l'exploration du monde intérieur.

v. 12

Ni par le discours, ni par la pensée (manas), ni par le regard, on ne peut atteindre le Purusha. "Il est": ce n'est qu'ainsi qu'on peut le saisir, et d'aucune autre manière.

Autrement dit: l'instrument adéquat pour atteindre le Purusha, pour prendre conscience qu' "il est", ce n'est pas le discours, ni le mental, ni le regard. Il doit être sa saisi dans son existence essentielle, et cela ne peut se faire qu'à la suite d'une connaissance expérimentale, par la méditation.

v. 13

"Il est": c'est ainsi que le Purusha doit être saisi, dans la mesure où il est l'un et l'autre. "Il est": à celui qui a saisi cela, la réalité du Purusha devient claire.

Nous avons ici une allusion à la doctrine des Upanishads (Bâ 3.7.23) que l'âtman est à la fois sujet et objet de connaissance ("l'un et l'autre", dit notre texte).

Il faut arriver à prendre conscience que le Purusha (l'âtman) est, qu'il existe. Il faut arriver à une conscience directe, sans intermédiaire, de l'existence de l'âtman. Le yoga est simplement cette prise de conscience que le Purusha est.

Donc, l'âtman n'est pas un sujet de connaissance comme les autres, qui relèverait des instruments de connaissance habituels tel le manas ou la buddhi. Il doit être saisi irectement par lui-même et ne peut être saisi directement que par lui-même. Dans ce cas, il est l'un et l'autre: à la fois sujet de connaissance et objet de connaissance.

Dans le samâdhi, l'âtman médite sur lui-même : autrement dit ce n'est plus la buddhi, laquelle fait partie de la prakriti, qui saisit l'âtman, mais l'âtman lui-même. Seul le Purusha peut connaître le Purusha. Le seul instrument adéquat pour connaître le purusha, c'est le purusha lui-même, puisqu'il est d'un autre ordre que la prakriti (sur cette notion voir ici ).

v. 14

Quand il est libre par rapport à tous les désirs sis en son coeur, alors le mortel devient immortel. Il atteint dès ici-bas le Brahman..

Les désirs sont nécessaires à la vie, ils sont le moteur de la vie. Simplement, il ne faut pas se laisser manipulés par eux. Pour que cela arrive, il faut prendre conscience de ses désirs, et de les intégrer dans une perspective supérieure, et donc les contrôler. Ce n'est pas les refouler. Il convient d'acquérir, par le travail sur soi-même, une liberté intérieure par rapport à eux.

Cf. la deuxième branche du chemin octuple du bouddhisme: la décision correcte, laquelle est être libre de tout désir de jouissance et de puissance ( à ce sujet, voir ici ).

v. 15

Quand se rompent tous les noeuds du coeur ici, alors le mortel devient immortel. Tel est l'enseignement.

Les noeuds, ce sont les liens qui lient le coeur au monde extérieur. Cf. Mundaka-up 2.1.10, 2.2.8, 3.2.9, Chandogya-up 7.26.2

v. 16

Cent et un canaux (dî) sont au coeur. L'un d'eux sort en direction du crâne. Remontant par ce canal, on va vers l'immortalité. Les autres sont pour sortir en toutes directions.

C'est déjà la doctrine des dî (sur cette doctrine, voir Yoga-tattva-up. § 36)

Dans les Upanishads, le corps est décrit comme la demeure du Brahman (brahmapura). Le corps a 11 portes, l'une d'entre elle étant l'orifice brahmanique (brahmarandhra). C'est l'orifice au sommet du crâne par lequel selon Aitareya-up 1.3.12 le Brahman est entré dans le corps. L'âme des libérés sort aussi par cet orifice, après être passé par la 101ème dî. L'âtman des non-libérés  sort par d'autres dî.



Sources:

P. DEUSSEN, Sechzig Upanishad des Veda, Darmstadt, 1963

P. DEUSSEN, The Philosophy of the Upanishads

John Muir, Original sanskrit texts on the origins and progress of the religion and institutions of India, Londres, 1858

Surendranath Dasgupta, A History of Indian Philosophy, 1961-65