Cours du 14 février 2013



1ère heure: Les Upanishads


A. La doctrine de base

C'est l'identité entre le Brahman et l'âtman. Le Brahman, c'est l'Absolu qui n'est pas conçu sous la forme d'une personne, c'est l'énergie divine infinie qui crée, préserve et résorbe en lui tout l'univers (à la fin de la période cosmique), et qui se présente à nous de manière dégradée, matérialisée dans toutes les créatures, quelles qu'elles soient. Cette énergie divine infinie est identique à l'âtman, l'âtman étant ce que nous découvrons être notre âme,  notre noyau fondamental, dans lequel se trouve préservé notre identité à travers les transmigrations.

Cette identité est affirmée par les célèbres formules:

 

Cette identité n'est pas chose évidente, parce que ce que nous percevons des choses et des personnes dans l'expérience quotidienne, c'est leur enveloppe extérieure, et non leur noyau intime.

Le fait que les objets et les personnes ne nous apparaissent pas spontanément dans leur être profond, central, dans leur âtman est le résultat de la mâyâ. La mâyâ est la puissance d'illusion qui fait que nous n'allons généralement pas au-delà des informations brutes qui nous sont livrées par les sens et que nous croyons représenter toute la réalité, alors qu'elles ne représentent que la surface de la réalité, et non leur noyau central, leur âtman.

Le Brahman et l'âtman sont en dernière analyse inconnaissable, mais nous pouvons néanmoins laisser l'âtman advenir en nous, en faisant silence en nous-mêmes grâce aux exercices de yoga.

B. La cosmologie des Upanishads

Elle est résumée dans une célèbre formule de la Chandogya-Upanishad (3.14.1)::

"Assurément l'univers est Brahman. Le Brahman doit être médité comme le Tajjalân "

Tajjalân se décompose en tat-ja-lâ-an, tat=cela (cf. anglais that), ja = naître (cf. genèse), = retourner, an = animer (cf français animer).

Il faut donc comprendre: "Le Brahman est ce dont (tat) l'univers est né (ja), ce dans quoi il retourne (), et par quoi il est animé (an).

Dans cette expression, on a la première allusion à la triple activité du Brahman comme producteur de l'univers, comme vivificateur et comme lieu de retour de l'univers.

1. La production de l'univers

Dans les hymnes du Veda, on a tout une série de textes qui ont en commun

(1) qu'il y a un principe premier (, le Brahman, Prajâpati....,  sur Prajâpati voir tapas)

(2) que ce principe émet ou produit (sanskrit: shrshti) une matière à partir de lui-même (eaux sur lesquelles se développe un oeuf.....)

(3) et entre en tant que premier-né en elle (sur un exemple de cosmogonie des Védas, voir ici).

Ce schème s'est, en gros, conservé dans les Upanishads. Les textes les plus importants sont par ordre chronologique:

Brhad-Âranyaka-up. 1.4.7.:

"L'univers avant nous n'était pas encore déployé; il se déploya alors par le nom et la forme [c-à-d qu'il devint distinct]; cet Âtman (= ce Brahman) y est entré jusqu'au bout des ongles, comme le rasoir enfermé dans son étui, ou le feu dans les baguettes [qui servent à l'allumer]"

[sur le feu dans les baguettes, voir ici et ici ].

Ce texte n'établit pas encore de distinctions dans l'univers ainsi déployé. La Chandogya-up  ( (6.2.3)  distingue déjà dans la masse matérielle issue du Brahman 3 éléments: le feu (tejas), l'eau et la nourriture (ou la terre).

Taittirîya-up 2.1 : "De ce Soi (Âtman, c-à-d le Brahman)) est issu l'espace (âkâça, sur l'âkâça voir Maitry-up. 6.17), de l'espace, du vent le feu, du feu les eaux, des eaux la terre ",

avec une nouvelle idée: un ordre d'engendrement; ces 5 éléments, on les retrouvera dans le système philosophique mkhya, ainsi que l'idée d'un engendrement successif.

Remarque: dans ces premiers textes, on ne fait pas tellement la distinction entre nature organique et inorganique, les deux sont issus du Brahman et sont composés à partir des 5 éléments du cosmos.

La différence, c'est que les corps organiques (plantes, animaux, dieux) sont des âmes migrantes, et sont donc en essence l'âtman lui-même, tandis que les corps inorganiques sont composés uniquement des 5 éléments (éther, vent, feu, eau, terre). Bien que gouvernés eux aussi par le Brahman (Bâ 3.7.3-14), ils ne sont pas pour autant des âmes migrantes comme les animaux, les hommes et les dieux (il d'agit des divinités à karman ou deva; sur ce concept voir ici ).

En ce qui concerne la nature organique, on garde l'idée que sa création est une shrishti, une décharge, une libération, une émission, une émanation du Brahman, mais on insiste tout particulièrement sur la présence de l'âtman migant. Ainsi en Bâ 2.2.18, il y a un jeu de mots entre pura et purusha. Le Brahman crée les organismes comme des citadelles (pura) et entre en elles comme un habitant.

" Comme des citadelles (pura), il (le Purusha, c-à-d le Brahman) a produit les bipèdes, comme des citadelles, il a créé les quadrupèdes, dans les citadelles, il est entré comme un oiseau, dans les citadelles comme un habitant".

Tous les êtres vivants (plantes, animaux, hommes et dieux mineurs) sont donc des sanctuaires dans lesquels le Brahman est présent en tant qu'âme individuelle. C'est pourquoi il n' y a pas en Inde de sanctuaire du Brahman (comme il y a des temples pour les dieux seigneurs ou Îçvara-s), puisque tous êtres vivants sont par définition des sanctuaires du Brahman.

Mundaka-up 2.1.7: 

" De lui les dieux ont émané selon leurs formes diverses, les génies également; de lui les hommes, les animaux et les oiseaux, inspiration et expiration, le riz et l'orge

La transmigration englobe donc bien les plantes (Katha-up 5.7) et les dieux (4.4.4.).

Remarque: la conception de la shrshti (le Brahman, après avoir émis le monde, entre en lui) sauvegarde l'idée de la seule réalité du Brahman (sur la seule réalité du Brahman, voir le Vedânta de Shankara ).



2ème heure: L'Ascète chevelu (Rig-Veda 10.136)

 Le samnyâsin ou le renonçant est une figure familière en Inde. Nous avons ici probablement le premier témoignage de l'existence d'ascètes qui se laissent pousser les cheveux en chignon comme les yogin encore aujourd'hui, dont le patron est Shiva. Shiva est cité ici à la stance 7, sous la forme de Rudra. Sur le renoncement en général, voir ici et ici ; sur le renoncement dans la Brihadâranyaka-Upanishad voir ici. Sur le yoga, voir ici. Sur l'extase,  voir aussi Râmakrishna. Sur le tapas ou ardeur ascétique,  voir ici et la Çvetâçvâtara-Upanishad . Shiva est le dieu des yogin, car, tout comme lui,  ceux-ci essaient de dépasser les polarités du monde phénoménal..
 
1. Le Chevelu porte le feu, le Chevelu porte le fluide,
le Chevelu porte les mondes.
Le Chevelu porte tout ce qu'on voit de ciel,
le Chevelu s'appelle lumière.
[ Commentaire: 1. "le fluide": littéralement "le poison"; il s'agit d'une boisson narcotique qui induit un état extatique. On peut aussi comprendre fluide comme signifiant le prâna, l'énergie cosmique. "Le feu": le tapas, la chaleur de l'ascèse. 2. "Les mondes", en fait les "deux mondes", il s'agit d'un duel en sanskrit, c-à-d le ciel et la terre. Geldner comprend: "il porte les deux mondes en lui-même". Le sens est que l'ascète, par la méditation et l'ascèse, a un  accès mystique. aux mondes terrestre et céleste.3-4: Demi çloka difficile: on peut comprendre avec Geldner : "le chevelu fait voir au monde entier le soleil"; il s'agirait dans ce cas du soleil intérieur: l'ascère rayonne d'énergie, rayonne son soleil intérieur.]
2. Les ascètes ceinturés de Vent 
sont vêtus de brunes souillures. 
Dès que les Dieux ont pénétré en eux,
 ils suivent l'essor du Vent.
[ Commentaire: 1. "ceinturés de vent", ç-à-d "nus". 2. "vêtu de brunes souillures": encore une allusion à la nudité. Geldner comprend plutôt qu'il s'agit d'une allusion aux robes couleur safran des ascètes. 3. "Les dieux ont pénétré en eux": c'est l'extase. 4. Le Vent, c'est Vâyu, l'énergie cosmique.]

             3. " Enivrés par l'ascèse,

nous avons chevauché les Vents.
 Seuls nos corps sont visibles
 pour vous, ô mortels. "
[ Commentaire: les guillemets indiquent que ce sont les ascètes qui parlent. L'ensemble est une allusion aux pouvoirs magiques, décrites dans la littérature du yoga postérieure, cf. la Yoga-tattva-upanishad. Les ascètes déplacent les couches immatérielles ou subtiles  de leur corps dans l'univers ]

            4. Il vole à travers les airs 

            considérant toutes les formes, l'ascète:

            pour le bienfait de chaque Dieu 

            il s'est constitué leur ami

             [ Commentaire: comme le soleil, l'ascète vole à travers les airs. ]

 5. Cheval du Vent, compagnon de Vâyu
 mis en branle par les Dieux, 
l'ascète habite les deux mers, 
celle de' l'orient et celle de l'occident.
[ Commentaire: 1. Alors qu au çloka 3.2, l'ascète chevauche le vent, ici le muni est cheval du vent  2. "mis en branle" c-à-d animé par les dieux, poussé par les dieux 3-4  est une allusion au don d'ubiquité de l'ascète]

                    6.  Marchant sur la trace des Apsaras,

des Ghandarva, des bêtes sauvages, 
le Chevelu connaisseur des signes 
est leur ami délicieux, plein d'ivresses.
[ Commentaire: 1. Les Apsara sont les divinités des eaux comme les nymphes 2. Les Ghandarva sont des divinités gardiennes du soma, liquide divin donnant l'ivresse aux ascètes.  "Les bêtes sauvages" : les ascètes vivent dans la jungle ou l'Hîmalaya. 3-4. L'idée est que l'ascète lit les pensées des Apsaras et des Ghandarva, tellement il est devenu leur égal. Ivresse = extase ]

               7. Le Vent a baratté pour lui, 

                   la Bossue a écrasé son grain

                   le Chevelu, tandis qu'avec Rudra

                   il buvait à la coupe de poison

                   [ Commentaire: Vâyu a préparé pour l'ascète la potion extatique. 2. "La Bossue" ou l'Inflexible" : probablement le nom d'une sorcière 3-4 Rudra est le nom antique de Shiva. Allusion au mythe de Shiva buvant le poison pour sauver le monde ]

                               ( La traduction  de l'hymne est  celle de Louis Renou,  le commentaire de Ralph Stehly)

Sources:

Surendranath Dasgupta, A History of Indian Philosophy, 1961-65

L Renou, L'Inde classique, 2 vol., Paris, 1947

J Gonda, Les religions de l'Inde, 2 vol.,Paris, 1962, 1965

Benjamin Walker, Hindu World, An Encyclopedic Survey of Hinduism, New Delhi, 1983