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La Çvetâçvâtara-Upanishad (1.13-2.15)
© Ralph Stehly, Professeur d’histoire des religions, Université Marc Bloch, Strasbourg
Avec la Çvetâçvâtara-Upanishad , nous voyons s'opérer sous nos yeux la transition entre la conception matérielle du sacrifice et la conception d'un sacrifice purement spirituel: le yoga. L'Upanishad veut marquer la continuité entre le sacrifice traditionnel et le sacrifice intériorisé du yoga. La traduction, sauf mentionné autrement, est celle d'Aliette Silburn , coll. Les Upanishads n° 7, Paris, Librairie d'Amérique et d'Orient Adrien-Maisonnneuve, 1948.
Chapitre I 1.13 Traduction: De même que la forme matérielle du feu caché dans sa source n'est pas visible, bien qu'il n'y ait pas disparition de sa forme subtile et qu'elle peut être saisie à la source du combustible. Il en est ainsi dans les deux cas : [l'âtman doit être saisi] dans le corps par la syllabe om (trad. Ralph Stehly). Commentaire: "Peut être saisie à la source du combustible" = peut devenir visible. "Dans les deux cas" = l'âtman devenu visible, et l'âtman auparavant invisible. Cette métaphore, comme beaucoup de métaphores philosophiques en sanskrit, peut sembler parfaitement obscure au premier abord, mais devient fort éclairante , quand on y regarde de plus près. L'étincelle produite par la friction des deux bâtonnets (yoni, l'inférieur, et indhana, le supérieur= est comparée à l'âtman. Avant que l'étincelle ne jaillisse de manière visible, elle était présente de manière invisible, latente, dans la yoni, le bâtonnet inférieur. De la même manière, l'âtman, généralement latent en nous dans le corps, nous pouvons le faire advenir, le faire venir à la conscience par des exercices appropriés, ici la répétition du mantra om. Il y a donc homologation, identification de l'âtman à l'étincelle qui embrase le feu sacrificiel et la friction des bâtonnets qui est à l'origine de ce jaillissement à la répétition du mantra. Le sacrifice qui suit est donc homologué au yoga. Le yoga est un sacrifice qui doit faire jaillir l'âtman. 1.14 En faisant de son propre corps le bois de friction intérieur et de la syllabe Om le bois de friction supérieur, par la pratique de cette friction qu'est la méditation, on peut voir Dieu comme on verrait quelque chose de caché. Ici l'homologation entre rituel du sacrifice et yoga est encore plus clair. La méditation est une friction. Le but est ici théiste : "voir Dieu", défini plus tard comme Shiva. Cf. Dhyânabindu-up. 20 qui reprend ce vers: " Faisant de son propre corps le bois de friction (inférieur), et du son Om le bois de friction supérieur, par la friction de la méditation l'adepte voit Dieu, comme le feu caché dans le bois" 1.15 Comme l'huile dans le sésame, le beurre dans le lait, l'eau dans les rivières, le feu dans les bois de friction, ainsi il trouve en lui-même [dans son corps, ou dans son propre soi] l'âtman [universel], celui qui le cherche au moyen de la vérité et de l'ascétisme ( trad. Ralph Stehly) Commentaire: Ici encore on nous dit que l'implicite est caché dans l'explicite, comme l'huile est présente potentiellement dans le sésame. Autre idée: en trouvant son propre âtman, on trouve le Brahman. 1.16 Il verra partout l'âtman comme le beurre dans le lait, s'il s'enracine dans le contrôle de soi-même et la connaissance de soi-même (....) (trad. Ralph Stehly). L'âtman est présent virtuellement ou potentiellement partout, comme le beurre dans le lait. Chapitre II Il faut distinguer deux parties: 2.1-7: hymne au dieu Savitar 2.8-15: développement sur le yoga. Cet hymne est composé essentiellement de citations de la Yajur-Veda-samhitâ. Ces citations n'ont pas été choisies au hasard: elles commencent toutes par des dérivés de la racine YUJ (qui se trouve dans le terme "yoga"): 1) Yuñjanah (nom. part. prés.) 2) yuktena (instr., verbal) 3) yuktvâya (verbal) 4) yuñjate ( prés. moyen pluriel 3ème p.) 5) yuje (présent 1ère pers.) Ces formules étaient utilisées dans le rituel védique du sacrifice du soma. C'est une manière de montrer là aussi la continuité entre le sacrifice védique et sa spiritualisation dans le yoga. Ici s'effectue donc très clairement sous nos yeux la transition entre une conception matérielle du sacrifice et une conception spiritualisée: le yoga est un feu intérieur qui purifie et divinise pour ainsi dire le corps ( sur la divinisation du corps, voir aussi pûjâ). Tout comme le feu du sacrifice védique avait pour objet de purifier les victimes, de les diviniser, afin que les dieux les agréent (les victimes échappaient ainsi au cycle des renaissances). 2.1 Savitar unifiant ( yuñjanah) d'abord le manas, tendant les pensées, discerna le feu comme lumière, l'apporta sur la terre (trad. Ralph Stehly) Savitar: de la racine SÛ (inciter, vivifier, stimuler) désigne le soleil en tant qu'il est énergie qui stimule le monde (par opp. à Sûrya: le soleil en tant que masse matérielle). C'est à lui qu'on adresse quotidiennement la prière appelée Savitrî ou Gâyatrî (Rig-Veda 3.62.10). Savitar est le dieu de la méditation, en tant qu'il stimule notre méditation. En vertu du principe de l'équivalence entre le macrocosme et le microcosme, les dieux sont à la fois présents dans le cosmos et en nous-mêmes, c'est ce qui explique la présence de cet hymne ici. C'est une prière à Savitar pour atteindre l'illumination divine. Le texte de cet hymne présente beaucoup de difficultés d'interprétations. il y en a en fait plusieurs versions, aucune ne donnant un sens entièrement satisfaisant. On suppose que le texte est corrompu en maints endroits. La seule partie de ce vers dont le sens soit assuré est le tout début " Savitar attelant (ou unifiant) le manas".. On peut comprendre soit qu'il unifie son propre manas ou mental, soit celui des hommes, en tant que dieu de la méditation. Si on penche pour le sens "attelant", le sens est alors "Savitar attelant d'abord son manas au sacrifice" (pour méditer sur lui). On tend un sacrifice, c-à-d on l'accomplit (dans le vocabulaire védique). On tend les pensées, c-à-d on les élabore. 2.2. " Avec la pensée (manas) attelée, nous sommes sous l'incitation du dieu Savitar, pour le ciel, pour la puissance ". Le contexte de ce vers est sacrificiel. Savitar permet la concentration des participants au sacrifice, de façon à ce qu'ils puissent obtenir par le sacrifice ce qu'ils recherchent par lui, c-à-d le ciel (svarga), la puissance ou l'énergie (çakti). Sur les buts du sacrifices voir Bhagavad Gîtâ 2.2. 2.3 " Ayant unifié le manas et la pensée pour guider les fidèles vers le ciel, et pour créer la grande splendeur lumineuse en nous, Savitar nous stimulera " (trad. Ralph Stehly) 2.4. " Ils attèlent leur sens interne et attèlent leur pensées, eux les sages prêtres du grand prêtre; l'unique qui connaît les disciplines a assigné les fonctions du sacrifiant. Puissante est la louange du dieu Savitar ! " C'est une citation de RV 5.81.1 et de TS. Les prêtres du grand prêtre sont les participants au sacrifice qui doivent se concentrer. L'unique désigne Savitar. Les disciplines sont les ordonnances du sacrifice. 2.5 Citation de RV 10.13.1, de TS et VS " J'attelle pour vous deux par mes hommages la sublime parole de bénédiction. Que l'invocation s'étende comme un chemin au loin. Que tous les fils de l'immortalité l'entendent, eux qui ont revêtu des formes célestes " (trad. R. Stehly) C'est une invocation qui était prononcée lors du sacrifice du soma, lorsqu'arrivait sur le champ sacrificiel le chariot portant les plantes à soma. La parole de bénédiction est attelée par le récitant au chariot, dans ce sens que la prière doit servir d'attelage au chariot, le tirer. Pour vous deux: c-à-d pour le commanditaire du sacrifice et son épouse. Les fils de l'immortalité, c-à-d les dieux. 2.6 " Là où le feu est produit par frottement, là où le vent est mis en activité, là où le soma déborde, c'est là que naît la pensée" (trad. A.S.)
Le sens primitif semble être celui-ci: là où le processus du sacrifice se déroule (production du feu par friction, feu attisé par le vent, soma débordant), l'esprit despoètes est inspiré par de nouveaux chants. On peut évidemment l'entendre au second degré: le manas apparaît, et développe toutes ses potentialités. 2.7 "Grâce à Savitar et à son incitation, l'antique prière vous apporte la félicité; Si telle est ton habitation, les actions antérieures ne te souilleront plus" (trad. R. Stehly)
2.8-15: le yoga 8. Tenant son corps ferme aux trois parties dressées1, faisant entrer dans le cœur les sens et la pensée, un sage avec la barque du brahman traverserait tous les fleuves effrayants. 9. Ayant comprimé les souffles dans le corps, en réglant les mouvements, il faut que vous respiriez par les narines avec un souffle réduit ; comme un véhicule attelé avec de mauvais chevaux, le sage doit réprimer sa pensée sans distraction. 10, Qu'on pratiqué le Yoga dans un (lieu) uni et pur, privé de cailloux, de feu et de sable, agréable au sens interne par des sons, de l'eau, etc., qui ne déplaise pas à l'œil, protégé du vent par une dépression (du sol). 11. Le brouillard, la fumée, le soleil, le feu, le vent, les insectes phosphorescents, les éclairs, le cristal, la lune sont les aspects préliminaires qui produisent, dans le Yoga, la manifestation du brahman. 12. Quand la quintuple qualité du Yoga a été produite en surgissant de la terre, de l'eau, du feu, du vent et de l'espace, il n'y a plus ni maladie, ni vieillesse, ni mort pour celui qui a obtenu un corps fait du feu du Yoga. 13. Légèreté, santé, absence de désirs, clarté de teint, excellence de voix, agréable odeur, diminution des excrétions, on dit que c'est là le premier effet du Yoga, 14. De même qu'un miroir terni par l'argile brille à nouveau de tout son éclat quand il est bien nettoyé1, de même l'être incarné lorsqu'il a contemplé la vraie nature du Soi recouvre l'unité, atteint son but, est libéré de douleur 15. Mais quand, se concentrant, au moyen de la vraie nature du Soi comme au moyen d'une lampe, on éclaire la vraie nature du brahman, (le brahman) non-né, inébranlable, parfaitement purifié de tous les principes1, on est alors libéré de tous liens, on a reconnu le dieu. v. 8 Les trois parties sont le tronc, la tête et le cou d'après le passage parallèle de Bhagavad-Gîtâ 6.13s. " Là, la pensée ramassée en une seule pointe, maîtrisant ses opérations mentales et sensorielles, installé sur son siège, qu'il s'unifie dans la discipline unitive en vue de se purifier , maintenant affermi, le corps, la tête et le cou au même aplomb et dans l'immobilité, le regard concentré sur la pointe de son nez, sans le laisser porter en différentes directions, l'âme apaisée, exempte d'angoisse, fidèle à l'observance de la chasteté, discipline unitive......" "faisant entrer dans le coeur les sens avec le manas": c'est la rétraction des sens (pratyâhâra). La "barque du Brahman" désigne le yoga. " les fleuves effrayants" = les renaissances v. 9 sanskrit: " prânân prapîdyeha (prapîd: "retenir) samyukta-ceshta (mouvements) kshîne prâne ("respiration ralentie) " nasikayocchvasît (nâsika au duel + çvas "respîrer") Il faut donc traduire: "retenant les souffles dans le corps en contrôlant les mouvements". sanskrit: vidvân mano dhârayet apramattah": "Le sage doit stabiliser son manas, sans distraction" v. 10 "lieu convenable" cf. Bhagavad-Gîtâ 6.11, Yoga-tattva-up 32-35, cf. M. Eliade, Le Yoga, p. 329
v.11 Ce sont les phénomènes lumineux qui jalonnent les étapes de la méditation yoguique. La mention de ces phénomènes confirme le caractère technique et expérimental de la tradition secrète transmise par cette Upanishad (cf. M. Eliade, p. 128). Les phénomènes auditifs sont décrits en détail dans la Nâdabindu-up. Par le son entendu dans la posture siddhâsana et qui le rend sourd à tout bruit venant du monde extérieur, le yogin obtient en quinze jours l'état turîya. Au début, les sons perçus sont violents (pareils à ceux de l'océan, du tonnerre, des cascades), puis ils prennent une structure musicale (de cloche, de cor) et finalement l'audition devient très fine (sons de vînâ [luth], de flûte, d'abeille). Le yogin doit s'efforcer d'obtenir des sons aussi subtils que possible, car c'est le seul moyen pour lui de progreser dans la méditation. En dernier lieu,le yogin éprouvera expérimentalement l'union avec le Parabrahman qui n'a pas de son (açabda). Cet état méditatif ressemble probablement à un état cataleptique, puisque le texte affirme que "le yogin demeure comme mort, c'est un délivré (mukta)". Son corps est comme "un morceau de bois; il ne sent ni chaleur, ni froid, ni joie, ni douleur " (M. Eliade, p. 137). v.12 C'est probablement déjà une technique de méditation où chacune des cinq parties du corps est mise en relation avec les cinq éléments cosmiques (cf. Yoga-tattva-up. 84-104, voir ci-après), de façon à produire une transmutation du corps du plus grossier au plus fin ou au plus subtil . Le corps fait du feu du yoga, c'est le corps transfiguré, transmuté par les exercices yoguiques. Il y a ici une volonté de dépasser la condition humaine. Yoga-tattva-up. 84-104 (trad. Jean Varenne, légèrement modifiée): 84. Les cinq éléments sont la Terre, l'Eau, le Feu, l'Air et l'Ether: en rapport avec eux, il existe une Fixation de la Pensée s'exerçant sur les cinq Dieux Îçvara, Sadâshiva, dite pour cela " La Quintuple Fixation ". Voici en quoi elle consiste : 85. Dans le corps de l'adepte, la part comprise entre pieds et genoux relève de l'élément Terre; la Terre est carrée, et de couleur jaune; elle est symbolisée par la syllabe LAM l'adepte lait entrer le souffle dans la part de son corps relevant de Terre, en association avec le son LAM ; 86. il médite alors sur Brahma le Dieu couleur de l'or à quatre visages et quatre bras, tout en tenant son souffle pour cinq fois vingt-quatre mesures ; par ce moyen, l'adepte se rend maître de l'élément Terre et se protège de la mort sur terre. 87. Dans le corps de l'adepte, la part comprise entre genoux et anus relève de l'élément Eau; l'Eau a la forme d'un croissant, die est de couleur blanche; son symbole est la syllabe VAM ; l'adepte fait entrer le souffle dans la part de son corps relevant de l'Eau, en association avec le son VAM ; 88. il médite alors sur Vichnou Nârâyana, le Dieu à quatre bras, qui porte un diadème de cristal et une robe de soie blanche tout en retenant son souffle pour cinq fois vingt-quatre mesures; 89. ainsi est~il lavé de ses péchés ; l'eau ne présente plus de danger pour lui et il se protège de la mort dans l'eau. 90. Dans le corps de l'adepte, la part comprise entre l'anus et le cœur relève de l'élément Feu; le Feu a la forme d'un triangle, il est de couleur rouge, et son symbole est la syllabe RAM ; 91. l'adepte fait entrer le souffle dans la part de son corps relevant du Feu en association avec le son RAM 92. il médite alors sur Rudra le Dieu qui a trois yeux, qui exauce toute prière, et resplendit comme le soleil levant; 93. méditant sur ce Dieu gracieux dont le corps est couvert de cendres, l'adepte tient son souffle pour cinq fois vingt-quatre mesures; 94. par ce moyen, l'adepte est à jamais protégé du feu, son corps, jeté dans un brasier, ne s'y consumerait pas. 95. Dans le corps de l'adepte, la part comprise entre cœur et sourcils relève de l'élément Air; l'Air a la forme d'un hexagone, il est de couleur noire, et son symbole est la syllabe YAM; 96. l'adepte fait entrer le souffle dans la part de son corps relevant de l'Air, en association avec le son YAM; 97. il médite ensuite sur Îçvara l'omniscient, l'omniprésent, et tenant son souffle pour cinq fois vingt-quatre mesures, 98. par ce moyen, l'adepte acquiert la possibilité de se mouvoir dans l'espace aussi librement que l'air; l'air n'a plus de danger pour lut 99. Dans le corps de l'adepte, la part comprise entre les sourcils et le sommet de la tête relève de l'élément Éther ; l'Éther a la forme d'un cercle, est de couleur bleutées •on symbole est la syllabe HAM; 100. l'adepte fait entrer le souffle dans la part de son corps relevant de l'Éther, en avec le son HAM ; il médite alors sur Shiva, le Dieu de majesté, l'Auspicieux qui a l'apparence d'une goutte-de-lune , et ressemble à l'Éther lui-même; 101. il médite sur Sadâshiva couleur de cristal limpide, dont la tête s'orne d'un croissant de lune; sur le Dieu à cinq têtes, dont chaque visage a trois yeux; sur le Dieu dont les bras sont dix tenant des armes et ornés de joyaux; 102. sur le Dieu dont le corps est pour moitié celui d'Umâ, sur le Dieu qui exauce les prières, oui, sur Shiva, cause première de l'univers , il médite en tenant son souffle; 103 . ainsi gagne-t~il le pouvoir de voyager dans les espaces cosmiques jouissant en quelque lieu qu'il s'arrête d'une béatitude sans fin 104, Ainsi doit-on pratiquer la Quintuple Fixation; par elle, on obtient un grand renom; il n'y a plus de mort pour l'adepte qui la pratique car rien dès lors ne peut l'atteindre, même si l'univers vient à se dissoudre ! v. 13 Sur les effets du yoga, voir Yoga-tattva-up. 45 et 56: " il deviendra ténu, lumineux, le feu de la digestion brûlera plus fort et il perdra du poids " (45) " il ne dormira que très peu, éliminera un minimum d'excrétions, sera préservé d'hémorragies, de bavement, sueurs profuses, mauvaises odeurs et autres " (56). Cf aussi Dhyanabindu-up 74 et 81. "Absence de désirs" = liberté par rapport au désir v. 14 "nettoyé": les exercices du yoga sont conçus comme une purification interne.+ Le miroir, c'est l'âtman; il est terni par l'incarnation, par son lien avec les éléments grossiers. "L'être incarné", c'est l'âtman incarné qui retrouve son unité avec le Brahman. Il y a aussi ici l'idée d'une transformation intérieure. v. 15 Le sens de ce vers c'est que le yoga permet de découvrir le Brahman purifié de tous les tattva-s, c-à-d de tous les éléments qui proviennent de l'évolution de la prakriti (la matière-énergie primordiale). Sur ces notions, voir ici. *** Ce texte de la Çvetâçvâtara-Upanishad est un très bel exemple de l'intériorisation de la notion de sacrifice, de comment on a réinterprété la notion de sacrifice, de façon à présenter le yoga comme un sacrifice intérieur, en utilisant pour le décrire des termes propres au langage védique: corps fait du feu du yoga "agni"; la méditation est comparée à la friction des baguettes qui allument le feu du sacrifice, l'âtman étant présent en l'homme de manière latente comme l'est l'étincelle dans la baguette qui sert à l'allumage du feu par friction, ou en introduisant la description du yoga par des hymnes utilisées dans les sacrifices védiques. Le point commun de toutes ces images, de toutes ces homologations, de toutes ces identification, c'est la notion de chaleur. Chaleur se dit en sanskrit tapas au double sens de chaleur physique et d'ardeur ascétique (sur l'ardeur ascétique , voir Rig-Veda 10.136 "L'ascète chevelu"), d'effort ascétique, d'austérités. Mais le tapas, au sens de discipline ascétique, est déjà présent dans certains rites védiques. Cela a facilité d'autant sa reprise dans le yoga. Le tapas faisait partie à l'origine du rite de la dikshâ, rite de consécration exigé du commanditaire du sacrifice du soma [boisson d'immortalité] et de sa femme. Ce rite de consécration comportait une veillée auprès du feu, une méditation dans le silence, un temps de jeûne, sur une période d'un jour à un an. Cela se passait dans une hutte, symbole de la matrice qui fait du retraitant, au sortir de la hutte, un homme régénéré. L'idée sous-jacente à tout cela est que la chaleur est créatrice. Selon Aitareya-Brâhmana 5.32.1, Prajâpati créa le monde en s'échauffant à un degré extrême par l'ascèse, le tapas. Mais il y a mieux encore. Prajâpati lui-même était le produit du tapas; Selon Taittiriya-Br 2.2.9.1-10: au commencement (agre), le non-être se fit esprit (manas) et s'échauffa (atapyata), en donnant naissance à la fumée, à la lumière, au feu et finalement à Prajâpati. En réalité, donc, il n' y a pas de solution de continuité entre le rituel védique ancien d'une part, et les techniques ascétiques et contemplatives de l'autre. tout cela fait partie du même continuum. En effet, ce tapas qui s'obtient par le jeûne, par la veillée auprès du feu s'obtient aussi par la rétention du souffle (Baudhâyana-dharma-sûtra 4.1.24), exercice typiquement yoguique. L'interconnexion entre le rituel védique et le yoga est tellement réelle que la rétention du souffle commence à jouer un rôle dans le rituel védique dès l'époque des Brâhmana (600 av. JC): lorsqu'on chante la Gâyatrî, on ne doit pas respirer. C'est encore la règle maintenant.. Interconnexion encore à un autre niveau: le tapas obtenu par le prânayama fut assimilé explicitement à un sacrifice. Si dans un sacrifice védique on offre aux dieux le soma, du beurre fondu et le feu sacré, dans la pratique yoguique on leur offre un "sacrifice intérieur" dans lequel certaines fonctions physiologiques se substituent aux libations. La respiration est ainsi identifiée à une libation ininterrompue. Vaikhânasa-smârta-sûtra 2.18 parle de prânâgnihotra, c-à-d, de "sacrifice quotidien du prâna". En Kaushîtaki-up 2.5, le prânâyama est homologué à l'une des plus illustres variétés de sacrifice védique, l'agnihotra : Ils le [c-à-d le prânâyama] nomment agnihotra intérieur . Tant qu'il parle, l'homme ne peut pas respirer, et alors il offre la respiration à la parole; tant qu'il respire, il ne peut pas parler, et alors, il offre sa parole à la respiration. Ce sont là les deux oblations continuent et immortelles; dans la veille et dans le sommeil, l'homme les offre sans interruption [Ce dont on s'abstient, est donc offert en sacrifice]. De cette chaleur intérieure, on en parle aussi dans le yoga tantrique. On nous dit dans les textes que le réveil de la Kundalinî provoque une chaleur intense et sa progression à travers les cakra-s se manifeste par le fait que chaque partie traversée par la Kundalinî devient brûlante (cf . Mirce Eliade, Le Yoga, immortalité et liberté, p.245). Si bien que dans certaines formes de yoga, on en est venu à estimer le degré d'avancement sur le chemin du yoga à l'intensité de la chaleur qu'il développe par l'exercice du tapas. Notamment au Tibet, on estimait le degré de préparation d'un disciple d'après sa capacité à sécher, à même son corps nu et en pleine neige, un grand nombre de draps trempés durant une nuit d'hiver. Cette chaleur intérieure porte en tibétain le nom de gtum-mö (pr. tum-mö). Alexandra David-Néel (dans Mystiques et magiciens du Tibet) écrit: Des draps sont plongés dans l'eau glacée; ils y gèlent et en sortent raides. Chacun des disciples en enroule autour de lui et doit les dégeler et les sécher sur son corps. Dès que le linge est sec, on le replonge dans l'eau et le candidat s'en enveloppe de nouveau. L'opération se poursuit ainsi jusqu'au lever du jour. Alors celui qui a séché le plus grand nombre de draps est proclamé le premier du concours. Sources: Aliette SILBURN (trad.), Shvetâshvatara Upanishad, Paris, 1948 P. DEUSSEN, Sechzig Upanishad des Veda, Darmstadt, 1963 P. DEUSSEN, The Philosophy of the Upanishads, 1966 M. ELIADE, Le yoga, immortalité et liberté, Payot, Paris
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