Accueil de la section "Perspectives historiques" Accueil du site "Islam-Occident" Accueil du site "Islamica" Accueil du site " Le christianisme" Accueil du site "Orient" Le Portail du monde musulman Islam et Occident: La périodisation
© Ralph Stehly, Professeur d'histoire des religions, Université Marc Bloch, Strasbourg
1. Le Moyen-Âge: deux univers en lutte (7ème-12ème s.) Longtemps, pour l'occident chrétien, les musulmans furent ressentis comme un danger. On se les représentait, au haut Moyen-Âge, comme des tribus turbulentes qui avaient ravagé et saccagé d'immenses contrées. Plus tard, avec la Reconquête chrétienne et les croisades, il y eut un public avide re renseignements sur les mœurs de ces infidèles. Les informations se furent donc plus nombreuses, mais l'islam y était toujours aussi démonisé: par exemple dans un texte datant de 1100-1140, Mohammed était présenté comme un magicien qui avait détruit l'Eglise en Afrique et en Orient par magie, par fourberie et en autorisant la promiscuité sexuelle. Les musulmans étaient appelés "infidèles" par les Européens. On leur attribuait un culte idolâtre. De leur côté les musulmans utilisaient le même qualificatif pour désigner les chrétiens. Du côté chrétien, on présentait l'islam comme une religion dont l'idole principale était Mahomet, dieu des Sarrasins. On lui attribuait des acolytes en nombre jusqu'à 700 dans le Karl der Große de l'écrivain allemand du 13ème s. Der Stricker (ver 4205). Certains textes parlent même d'une trinité musulmane: Mohammed, Tervagan et Apollon. Dans un ouvrage du 12ème s., Bagdad est appelé "capitale de la païennerie". Une attitude objective ne se rencontrait que dans un domaine qui ne touchait pas directement à la religion musulmane: les sciences. On avait en effet appris en Europe que les musulmans possédaient en arabe les traductions des ouvrages fondamentaux de l'Antiquité qui s'étaient perdus en Europe. On se mit donc, notamment en Espagne, en quête de ces ouvrages, aux 10ème et 11ème s. C'est ainsi que petit à petit dans toute l'Europe c'est tout l'acquis de la science islamique qui se diffusa. A la fin du 12ème s. on se mit ainsi à redécouvrir Aristote par l'intermédiaire des traductions arabes, et des commentaires d'Avicenne (Ibn Sînâ), notamment de son fameux Shifâ'. Ici point donc l'image d'un monde musulman comme berceau de philosophes d'une envergure gigantesque, image qui contredisait son image comme structure politique ennemie, dominée par une idéologie erronée et perverse. On se tira de ce dilemme en supposant que les philosophes musulmans étaient d'une façon ou d'une autre en désaccord avec le religion officielle de leur pays. Mais, petit à petit, on apprit des informations plus exactes, plus précises et plus positives sur le monde musulman. On était assuré de la sécurité, quand on avait partagé le pain et le sel avec eux. Ils respectaient les vielles personnes. Ils aimaient les fontaines, les jardins…. Le commerce se développait aussi petit à petit. Le monde musulman était pour l'Europe sous-développée une source de produits de luxe: papyrus, ivoire, tissus précieux, épices, huile d'olive. L'Europe, comme tout pays sous-développé vendait des matières premières: bois, métaux, esclaves, fourrures. C'est aussi à cette époque que fut traduit pour la première fois le Coran dans une langue européenne, le latin, sous la direction de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny. C'était en fait une traduction résumée et très fautive.
2. Vers une vision moins polémique (du 12ème au 14ème s.) De la vision polémique brutale on passe doucement à des visions plus nuancés, tout au moins dans certains cercles. L'islamophilie Il y eut le cas exceptionnel de l'empereur Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250), islamophile et arabisant, discutant dans son fief de Sicile en arabe de philosophie et de logique, de médecine et de mathématiques avec des musulmans, implantant à Lucera, en Italie, une colonie sarrasine avec à son service une mosquée et tous les agréments de la vie à l'orientale. Il fut d'ailleurs excommunié par le pape Grégoire IX en 1239. Dans la littérature, il y a aussi apparition d'un courant islamophile. Le Parzival de Wolfram von Eschenbach (1170-1220) fait partir le père de Parzival, Gahmuret, pour l'orient, mais nullement dans le cadre d'une croisade. Il se met au service du "baruc" (calife) de Bagdad, "le pape des musulmans". Il est inhumé dans la capitale de l'islam aux frais du "baruc", dans une tombe somptueuse où les Sarrasins le vénèrent et le pleurent. Apparaît même de temps en temps le sentiment d'une communauté de pensée avec l'islam sur la base du monothéisme. En 1254, devant le grand khan de Montgolie, Guillaume de Rubroek, envoyé de Saint Louis, soutenait une controverse avec les nestoriens, musulmans et bouddhistes: il fit alliances avec les nestoriens et les musulmans contre les bouddhistes. Du point de vue intellectuel, les grands auteurs scientifiques musulmans furent petit à petit englobés dans la culture commune. On copiera, on imprimera, on commentera pour des siècles Avicenne (Ibn Sînâ), Averroës (Ibn Rushd), Algazel (al-Ghazâlî) pour la philosophie, Avicenne et Rhazès (Râzî) pour la médecine.
3. La coexistence rapprochée (14ème- 16ème s.)
Avec la croissance de l'empire ottoman à partir de la fin du 14ème s. aux dépens de l'Europe balkanique chrétienne, l'intérêt pour la religion islamique grandit dans certains cercles théologiques. L'esprit des croisades était dépassé, on s'interrogeait sur l'utilité de la lutte militaire, et même sur l'utilité de l'effort missionnaire sous sa forme habituelle, si un rapprochement ne pouvait pas avoir lieu entre porteur d'un message substantiellement identique. C'est le moment de la chute de Constantinople (1453). Jean de Ségovie (1400-1458) fait en 1454 le projet d'une série de conférences avec les théologiens musulmans. Cette méthode serait utile, affirme-t-il, même si le résultat n'en est pas la conversion de l'interlocuteur. Il entreprit une traduction du Coran perdue. Son projet se heurta évidemment à de vives oppositions, mais il eut l'accord de Nicolas de Cuse (1401-1464) qui envisagea les moyens pratiques de réaliser ses plans, d'où sa Cribatio Alcorani (1460). L'empire ottoman entre dans le jeu politique européen. Alors que Soliman le Magnifique conquérait la Hongrie, François 1er contractait avec lui une alliance contre Charles Quint (1535). Mais il y eut mieux. En 1588, la reine Elizabeth d'Angleterre dénonce au sultan le roi d'Espagne comme chef des idolâtres. L'alliance est cette fois-ci proposée sur le plan idéologique lui-même: monothéistes stricts contre catholiques aux multiples cultes suspects. Les Turcs étaient donc intégrés dans le concert européen au niveau politique.
4. De la coexistence à l'objectivité (16ème au 20ème s.)
Les descriptions détaillées et précises du monde musulman deviennent de plus en plus précises, même dans la littérature, à partir du 16ème s. En 1670, Molière prend la peine de transcrire de vraies phrases turques dans son Bourgeois Gentilhomme. Goethe compose le Mahomets Gesang en 1774, et le Westöstlicher Diwan en 1819. Naissance d'un réseau orientaliste La première chaire d'arabe est créée à Paris en 1539 au Collège de France pour Guillaume Postel. Peu avant, en 1538 avait paru la première grammaire arabe (en latin). Le Hollandais Thomas van Erpe (1584-1624) publie la deuxième grammaire arabe. Le pape Urbain VIII fonde à Rome le Collège de la Propagande, actif centre d'études de l'islam, en 1627. Les Mille et Une Nuits sont traduites pour la première fois en 1704-1717 par Antoine Galland (1646-1715). Richard Simon (1638-1712) exposa pour la première fois la foi et les rites des musulmans d'après l'ouvrage d'un théologien musulman sans injures ni dénigrement, dans son Histoire critique de la créance et des coutumes des nations du Levant, 1684. L'arabisant néerlandais Adriaan Reland fit la même chose, mais avec une compétence supérieure. Le philosophe Pierre Bayle donne dans son Dictionnaire critique (1697) la première biographie objective de Mahomet. De la tolérance à l'admiration La tolérance de l'empire ottoman pour toutes sortes de minorités religieuses est donnée en exemple aux chrétiens par Bayle et d'autres. C'est l'époque où, suivant l'exemple des juifs espagnols deux siècles plus tôt, les calvinistes de Hongrie et de Transylvanie, les protestants de Silésie, les cosaques vieux-croyants de Russie cherchent refuge en Turquie pour fuir les persécutions catholiques ou orthodoxes. L'islam est alors regardé comme une religion rationnelle, éloignée des dogmes chrétiens les plus opposés à la raison, admettant un minimum de conceptions mythiques et de rites mystiques, conciliant l'appel à une vie morale avec un respect raisonnable des exigences du corps, des sens et de la vie sociale. Lady Montagu, à Constantinople, fut la première à pénétrer le monde féminin musulman et le décrivait sans mystère, ni mythes. Essor de l'orientalisme Fondation de la première revue spécialisée Fundgruben des Orients (1809-0818) par l'Autrichien Josef von Hammer-Purgstall (1774-1856). Suivirent en 1822, le Journal Asiatique En 1834: le Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, En 1847: la Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gsellschaft. La colonisation européenne En 1830, c'est la prise d'Alger par les Français. Le phénomène qui caractérise le plus la vision européenne de l'orient, à partir du milieu du 19ème s., c'est l'impérialisme. La supériorité économique, technique, militaire, politique et culturelle de l'Europe devient écrasante, tandis que l'orient s'enfonce dans le sous-développement. Les milieux chrétiens attribuent très rapidement le succès des nations européennes à la religion chrétienne (cardinal Lavigerie à Alger),les revers du monde musulman à l'islam. Les attaques contre l'islam reprennent la thématique médiévale (immoralité de l'islam…). Puis c'est la guerre de 1914-18, qui ébranle la confiance en elle-même de la civilisation européenne en un progrès infini. C'est la révolte arabe en Orient (avec T.E. Lawrence), la révolte de l'Inde. Le grand public vit dans la résistance islamique à la colonisation une sauvagerie latente et mal endiguée, un fanatisme déchaîné face à la poussée civilisatrice de l'occident. Mais d'autres, une petite minorité, cherchait dans l'Orient musulman, un modèle de sagesse, une initiation à des réalités ésotériques et se convertissent même à l'islam comme René Guénon (1886-1951) qui mourra en terre d'islam. C'est l'époque de l'apparition de l'idéologie tiers-mondiste de gauche qui voyait dans le tiers-monde une force exploitée dont la révolte fera s'écrouler définitivement le vieux monde de la domination. Pour certains, l'islam, parce qu'en lutte contre l'occident capitaliste apparaîtra comme une force par nature "progressiste". Cette tendance fut particulièrement sensible chez un groupe de catholiques de gauche, à la tête duquel se trouvait Louis Massignon (1883-1962). Chez ces personnes apparut une espèce de sentiment de solidarité plutôt que d'hostilité à l'islam. On reconnaît dans les autres religions des interlocuteurs, des alliés éventuels, des hommes de bonne foi détenant des valeurs respectables et non plus des forces à vaincre inspirées par Satan. Le concile de Vatican II rendra même un hommage à l'islam pour les vérités qu'il a transmise sur Dieu (octobre 1965). Sources: Hichem Djaït, L'Europe et l'islam Maxime Rodinson, La fascination de l'islam
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